Aurore (1881) est l'un des premiers ouvrages de Friedrich Nietzsche (1844-1900) portant sur la morale. Il contient en tout cinq livres : le premier est une critique du christianisme, le deuxième vise la morale, le troisième s'en prend à la vie publique, le quatrième repose autrement les questions de la métaphysique et le cinquième propose une vision nietzschéenne de la morale reposant sur l'exaltation du dépassement de soi et de la prise de risque.
Le passage ci-dessous se trouve au livre II. Il s'agit, plus précisément, du début du §112 intitulé "Pour l'histoire naturelle du devoir et du droit". L'histoire naturelle consiste en une observation et une description systématique de la nature. Elle est apparue dans l'Antiquité notamment sous la plume d'Aristote et de Pline. L'enjeu pour Nietzsche consiste donc à décrire le devoir et le droit comme le ferait un naturaliste : remonter à la racine du devoir pour expliquer ce qu'il est essentiellement. Il va ainsi être amené à le comprendre dans un système plus global d'échange de droits-devoirs où la notion de pouvoir joue un rôle déterminant.
Nietzsche définit le devoir en fonction du droit : "nos devoirs - ce sont les droits que les autres ont sur nous". Autrement dit, les devoirs ne sont pas d'abord des commandements venus de l'intérieur de notre conscience mais ils sont la traduction du pouvoir qu'autrui a acquis sur nous. L'acquisition de ce pouvoir résulte d'une dette que tout homme acquiert en venant au monde à l'égard de ses semblables : "ils nous ont éduqués, instruits et soutenus". Derrière l'idée de devoir, il y a donc l'idée de redevabilité : quelque chose a été donné et donc quelque chose doit être rendu. Nous sommes obligés à l'égard de nos semblables qui nous ont permis de vivre et de nous développer.
Lorsque l'on remplit son devoir, "nous rendons dans la mesure où l'on nous a donné". Nietzsche conçoit le devoir comme un moyen de rendre et donc de maintenir un équilibre. C'est parce que nous avons reçu que nous devons rendre. Le devoir a donc une fonction bien spécifique : il libère l'individu qui restaure, à travers lui, son autonomie. Le devoir n'est pas seulement l'occasion de réaliser ses obligations, il est aussi un moyen de s'en affranchir. Cette libération est conçue par Nietzsche sur un mode guerrier : "les autres ont empiété sur l'étendue de notre pouvoir", le devoir sert donc de "représailles", il permet de se défendre et, en même temps, il est un moyen de conquête, d'affirmation de sa propre puissance à l'égard d'autrui.
Ce sytème d'échange de droits et de devoirs repose sur "la croyance" en une capacité mutuelle de tenir ses promesses. L'engagement consiste à se lier par une promesse mais il suppose qu'autrui croie à la réalisation future de celle-ci. Or on ne peut jamais être certain que l'engagement sera tenu effectivement. La liberté s'éprouve ici comme une possibilité de ne pas tenir ses promesses. C'est pourquoi le devoir est lié à la croyance : on se construit une représentation de ses obligations qui nous conduit à les tenir, mais au sens strict, nous ne sommes jamais obligés à rien. C'est pourquoi Nietzsche parle d'un "sentiment du devoir" : sans le partage d'une croyance mutuelle que nos pouvoirs respectifs exigent un tel système d'échange, le devoir et le droit s'effondrent.
Lorsque l'on remplit son devoir, "nous rendons dans la mesure où l'on nous a donné". Nietzsche conçoit le devoir comme un moyen de rendre et donc de maintenir un équilibre. C'est parce que nous avons reçu que nous devons rendre. Le devoir a donc une fonction bien spécifique : il libère l'individu qui restaure, à travers lui, son autonomie. Le devoir n'est pas seulement l'occasion de réaliser ses obligations, il est aussi un moyen de s'en affranchir. Cette libération est conçue par Nietzsche sur un mode guerrier : "les autres ont empiété sur l'étendue de notre pouvoir", le devoir sert donc de "représailles", il permet de se défendre et, en même temps, il est un moyen de conquête, d'affirmation de sa propre puissance à l'égard d'autrui.
Ce sytème d'échange de droits et de devoirs repose sur "la croyance" en une capacité mutuelle de tenir ses promesses. L'engagement consiste à se lier par une promesse mais il suppose qu'autrui croie à la réalisation future de celle-ci. Or on ne peut jamais être certain que l'engagement sera tenu effectivement. La liberté s'éprouve ici comme une possibilité de ne pas tenir ses promesses. C'est pourquoi le devoir est lié à la croyance : on se construit une représentation de ses obligations qui nous conduit à les tenir, mais au sens strict, nous ne sommes jamais obligés à rien. C'est pourquoi Nietzsche parle d'un "sentiment du devoir" : sans le partage d'une croyance mutuelle que nos pouvoirs respectifs exigent un tel système d'échange, le devoir et le droit s'effondrent.
Dans la suite de ce §112, Nietzsche définit les droits comme la partie du pouvoir que les autres ont sur nous. Il estime ainsi qu'il existe des degrés de pouvoir reconnus et garantis. Certains droits apparaissent, d'autres disparaissent (par exemple : les droits des peuples ont connu des limitations qui ont varié au fil du temps). Un pouvoir qui diminue conduit à la négation des droits reconnus et, au contraire, un pouvoir qui augmente mène à un renforcement du dévouement de ceux sur qui il s'exerce. La valorisation de l'homme équitable vient de là : il s'agit de maintenir l'équilibre droits-devoirs permettant la stabilisation de la société. Un renversement du pouvoir, et surtout une modification de la croyance en celui-ci, introduit un changement dans les relations de pouvoir et donc produit une nouvelle démarcation de l'équilibre droits-devoirs.
Texte
"Nos devoirs — ce sont les droits que les autres ont sur nous. Comment les ont-ils acquis ? Par le fait qu’ils nous considérèrent comme capables de conclure des engagements et de les tenir, qu’ils nous tinrent pour leurs égaux et leurs semblables, qu’en conséquence ils nous ont confié quelque chose, ils nous ont éduqués, instruits et soutenus.
Nous remplissons notre devoir — c’est-à-dire que nous justifions cette idée de notre puissance, l’idée qui nous a valu tout le bien que l’on nous fait, nous rendons dans la mesure où l’on nous a donné. C’est donc notre fierté qui nous ordonne de faire notre devoir, — nous voulons rétablir notre autonomie, en opposant à ce que d’autres firent pour nous quelque chose que nous faisons pour eux, — car les autres ont empiété sur l’étendue de notre pouvoir et y laisseraient la main d’une façon durable, si par le « devoir » nous n’usions de représailles, c’est-à-dire si nous n’empiétions sur leur pouvoir à eux.
Ce n’est que sur ce qui est en notre pouvoir que les droits des autres peuvent se rapporter ; ce serait déraisonnable de quelqu’un de nous demander quelque chose qui ne nous appartînt pas. Il faudrait dire plus exactement : seulement sur ce qu’ils croient être en notre pouvoir, en admettant que ce soit la même chose que ce que nous considérons nous-mêmes comme étant en notre pouvoir. La même erreur pourrait facilement se produire des deux côtés. Le sentiment du devoir exige que nous ayons sur l’étendue de notre pouvoir la même croyance que les autres ; c’est-à-dire que nous puissions promettre certaines choses, nous engager à les faire (« libre-arbitre »)."
Nous remplissons notre devoir — c’est-à-dire que nous justifions cette idée de notre puissance, l’idée qui nous a valu tout le bien que l’on nous fait, nous rendons dans la mesure où l’on nous a donné. C’est donc notre fierté qui nous ordonne de faire notre devoir, — nous voulons rétablir notre autonomie, en opposant à ce que d’autres firent pour nous quelque chose que nous faisons pour eux, — car les autres ont empiété sur l’étendue de notre pouvoir et y laisseraient la main d’une façon durable, si par le « devoir » nous n’usions de représailles, c’est-à-dire si nous n’empiétions sur leur pouvoir à eux.
Ce n’est que sur ce qui est en notre pouvoir que les droits des autres peuvent se rapporter ; ce serait déraisonnable de quelqu’un de nous demander quelque chose qui ne nous appartînt pas. Il faudrait dire plus exactement : seulement sur ce qu’ils croient être en notre pouvoir, en admettant que ce soit la même chose que ce que nous considérons nous-mêmes comme étant en notre pouvoir. La même erreur pourrait facilement se produire des deux côtés. Le sentiment du devoir exige que nous ayons sur l’étendue de notre pouvoir la même croyance que les autres ; c’est-à-dire que nous puissions promettre certaines choses, nous engager à les faire (« libre-arbitre »)."
- Friedrich Nietzsche, Aurore, Livre II, § 112 : "Pour l'histoire naturelle du devoir et du droit", trad. H. Albert, 1902.
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