dimanche 16 octobre 2016

"Même chez l'homme prétendu normal, la domination du soi par le Moi ne peut dépasser certaines limites"

Commentaire

Le Malaise dans la civilisation (1929) est un texte de Sigmund Freud (1856-1939) qui décrit la manière dont la société parvient à faire renoncer l'individu à ses instincts. Freud diagnostique un mal qui ronge la culture constituée par le processus de civilisation (c'est-à-dire l'ensemble d'institutions que sont le mariage, la religion, la morale, la politique, etc.) : la répression sociale des pulsions qu'elle produit rend le bonheur impossible. La conséquence est que l'homme sera toujours malheureux en société. Or les pulsions comme l'agressivité sont inhérentes à la nature humaine et on ne saurait les combattre par l'éthique et le devoir sans générer en retour un malaise.

Le texte ci-dessous est extrait du VIIIe et dernier chapitre du livre. Après avoir envisagé la question du bonheur, en soulignant que la vie était orientée par le principe de plaisir mais que chaque individu avait à trouver sa voie propre pour y parvenir, Freud montre que le point commun de tous les faits de culture consiste à imposer des exigences qui visent essentiellement à modifier les instincts des hommes (chapitre I à III). Cette modification se fait à travers la culture et consiste, pour le malheur des hommes, en la répression des pulsions, notamment sexuelles, et en la canalisation de l'agressivité (chapitre IV-VI). Elle conduit ainsi au développement d'un sentiment de culpabilité, à la fois chez l'individu et chez l'espèce, qui aboutit à un état de malheur continuel, un malaise dans la civilisation (chapitre VII). Le chapitre VIII sert de conclusion à l'ensemble de l'ouvrage.

Freud envisage l'éthique comme une idéalisation de ce que devraient être les relations des hommes entre eux. L'homme a toujours fondé en elle de grands espoirs. Selon lui, "elle s'attaque [...] au point le plus faible de toute civilisation", c'est-à-dire à la capacité de l'homme de vivre heureux en compagnie de ses semblables. C'est pourquoi selon lui, on peut voir en elle "une sorte de tentative thérapeutique" : l'éthique aurait pour objectif de guérir les hommes d'un mal qui serait lié à l'impossibilité pour eux de vivre en société. Son fonctionnement réside dans la formation par un surmoi d'exigences dont l'enjeu est d'écarter "l'obstacle le plus grand rencontré par la civilisation" : "l'agressivité constitutionnelle de l'être humain contre autrui".

Dans la décomposition de la personnalité psychique, de ce qu'il appelle le Moi, Freud distingue le ça et le surmoi. Le surmoi est l'instance qui se place au-dessus du moi (Überich en allemand), qui le juge et se rapporte à lui de façon critique. Il opère une fonction de police sur ses pensées et ses activités. Le ça, en revanche, représente le fond pulsionnel de la personnalité. Or pour Freud, à travers l'éthique, le surmoi génère un impératif, c'est-à-dire un commandement, dont l'objectif est de discipliner pour civiliser, de policer l'individu pour le rendre compatible avec la vie sociale.

Freud cite comme exemple de commandement éthique : "Aime ton prochain comme toi-même". Or selon lui, un tel précepte revient à nier que l'homme dispose en lui d'un penchant à l'agression. Il est une invitation générée par un "Surmoi collectif" à combattre ce penchant. Mais, dans le même temps, il révèle que l'agressivité humaine est une donnée naturelle, une pulsion, un instinct. Freud s'inscrit dans le sillage de Hobbes : l'homme est un loup pour l'homme. Il est donc absurde de lui demander comme le fait l'éthique, de réprimer absolument cette part d'agressivité qu'il a en lui, en exigeant qu'il aime son prochain comme lui-même car ce commandement est irréaliste.

La psychanalyse permet de guérir l'individu de ses névroses en rabaissant les prétentions du surmoi individuel. Elle va trouver un prolongement social dans l'étude des névroses liées aux prétentions du Surmoi collectif, c'est-à-dire liées aux exigences éthiques de la société. En tant que psychanalyste, Freud condamne deux conséquences malheureuses du Surmoi individuel :
  • la sévérité des ordres et des interdictions qui conduit à oublier le bonheur du Moi ;
  • ce Surmoi néglige les résistances, il fait comme si les pulsions du soi et les difficultés extérieures disposaient d'une force négligeable. 

Ces deux critiques du Surmoi individuel se rapprochent de la critique que l'on peut formuler à l'endroit du Surmoi collectif qui trouve sa traduction dans l'éthique : cette dernière ne se soucie pas assez de "la constitution psychique humaine", c'est-à-dire du jeu des différentes instances au niveau individuel entre le ça et le surmoi. En imposant une loi à suivre, l'éthique ne se demande pas s'il est possible à l'homme de la respecter. Le principal reproche que Freud fait à l'éthique est sa présomption : tout serait psychologiquement possible au Moi humain, or pour Freud, il s'agit là d'une erreur : "même chez l'homme prétendu normal, la domination du soi par le Moi ne peut dépasser certaines limites". Entendons ici : la répression des pulsions par un moi conscient n'est pas toute-puissante. Etre trop exigeant conduit à une réaction : soit la révolte ou la névrose, soit à rendre l'individu malheureux.

L'analyse du fonctionnement du Surmoi collectif par le truchement duquel l'éthique s'exprime révèle le recours à "des procédés anti-psychologiques". Le commandement éthique par excellence qui affirme "aime ton prochain comme toi-même" est complètement irréaliste. Imposer à une personne d'en aimer une autre comme soi-même conduit à grossir l'amour en sous-entendant qu'il est possible de faire disparaître l'instinct de conservation de soi. De plus, aimer n'importe qui comme son prochain conduit à dégrader la valeur même de l'amour qui s'exprime dans la réalité à des degrés divers. Mais surtout, la civilisation aggrave ce double mouvement en ne prêtant aucune attention au caractère réalisable du commandement car elle décrète que plus c'est difficile et plus le mérite de sa maîtrise est grand. C'est évidemment absurde car si on ne prête aucune attention à la constitution psychique du moi, à la nécessité d'équilibrer son économie, on fait en sorte que l'homme retourne contre lui-même l'agressivité que l'on voulait faire disparaître.

Texte

"Le Surmoi collectif a élaboré ses idéals et posé ses exigences. Parmi ces der­nières, celles qui ont trait aux relations des hommes entre eux sont résumées par le terme général d’Éthique. De tout temps, l'on a attaché la plus grande valeur à cette dite éthique, comme si on attendait d'elle qu'elle dût accomplir de grandes choses. Elle s'attaque en effet, il est aisé de s'en rendre compte, au point le plus faible de toute civilisation.

Il convient donc de voir en elle une sorte de tentative thérapeutique, d'effort d'obte­nir, à l'aide d'un impératif du Surmoi, ce que jusque-là la civilisation n'avait pu obtenir par le moyen d'autres disciplines. Ici, nous l'avons déjà reconnu, le problème consiste à écarter l'obstacle le plus grand rencontré par la civilisation, à savoir l'agres­sivité constitutionnelle de l'être humain contre autrui : d'où l'intérêt tout particulier du plus récent des commandements du Surmoi collectif : « Aime ton prochain comme toi-même. » 

L'étude des névroses, ainsi que leur traitement nous amènent à formuler deux objections au Surmoi de l'individu : par la sévérité de ses ordres et de ses interdictions, il se soucie trop peu du bonheur du Moi, et d'autre part il ne tient pas assez compte des résistances à lui obéir ; de la force des pulsions du soi et des diffi­cultés extérieures. Ainsi sommes-nous très souvent obligés dans un but thérapeutique de lutter contre lui et nous efforçons-nous de rabaisser ses prétentions. 

Or, nous sommes en droit d'adresser des reproches très analogues au Surmoi collectif touchant ses exigences éthiques. Car lui non plus ne se soucie pas assez de la constitution psychique humaine : il édicte une loi et ne se demande pas s'il est possible à l'homme de la suivre. Il présume bien plutôt que tout ce qu'on lui impose est psychologique­ment possible au Moi humain, et que ce Moi jouit d'une autorité illimitée sur son soi. C'est là une erreur ; même chez l'homme prétendu normal, la domination du soi par le Moi ne peut dépasser certaines limites. Exiger davantage, c'est alors provoquer chez l'individu une révolte ou une névrose, ou le rendre malheureux. 

Le comman­dement : « Aime ton prochain comme toi-même » est à la fois la mesure de défense la plus forte contre l'agressivité et l'exemple le meilleur des procédés anti-psychologi­ques du Surmoi collectif. Ce commandement est inapplicable, une inflation aussi gran­diose de l'amour ne peut qu'abaisser sa valeur, mais non écarter le péril. La civilisa­tion néglige tout cela, elle se borne à décréter que plus l'obéissance est difficile, plus elle a de mérite. Seulement, celui qui dans l'état actuel de la civilisation se conforme à pareille prescription ne fait qu'agir à son propre désavantage au regard de celui qui se place au-dessus d'elle. Quel obstacle puissant à la civilisation doit être l'agressivité si s'en défendre rend tout aussi malheureux que s'en réclamer !"

- Sigmund Freud, Le Malaise dans la civilisation, Chapitre VIII, trad. C. et J. Odier, PUF, p. 104-105. 

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