jeudi 27 octobre 2016

"La félicité et le bonheur ne sont pas l'oeuvre d'une seule journée".

Commentaire

Ethique à Nicomaque est un ouvrage d'Aristote (384-322 av. J.-C.) dédié à son fils (Nicomaque) dont le sujet principal est la morale. Le bonheur s'y trouve définit comme le Souverain Bien, c'est-à-dire le bien suprême. Pour Aristote, le bonheur est ce qui réalise pleinement la fonction de l'homme qui est de vivre conformément à la raison de manière excellente. Or cela nécessite un entraînement, une certaine virtuosité, pour s'accomplir effectivement. Le souverain bien ne peut être le même pour tous, contrairement à ce que pensait Platon avec son Idée du Bien. Il varie selon l'individu et s'incarne dans une multiplicité de cas différents, d'où la nécessité d'apprendre à connaître les autres et à se connaître soi-même.

Le passage ci-dessous est extrait du livre I, chapitre 6. Peu avant, Aristote constate que les hommes ont tendance à tous assimiler le fait de bien vivre et de réussir au bonheur, mais qu'ils ne parviennent pas à s'entendre sur une définition plus précise. En réalité, les hommes jugent du bonheur en fonction de la vie qu'ils mènent : le jouisseur estime les plaisirs de la chair ; le riche fait l'éloge du gain et de l'argent ; le politicien recherche le pouvoir et les honneurs. Mais pour Aristote, le bonheur ne réside pas ni dans ces contingences extérieures, ni dans leur suppression. Pris comme fin en soi, les plaisirs sont abêtissants, les richesses insuffisantes et les honneurs trop superficiels. C'est un certain rapport qu'il faut introduire entre ces contingences et nous pour être heureux : la vertu, l'excellence, c'est d'abord la juste mesure.

Tout le monde désire être heureux. Ce n'est donc pas une grande surprise si Aristote identifie le bonheur au "Souverain Bien", c'est-à-dire à ce bien suprême qui permet la pleine satisfaction de l'homme. Mais, à ce stade, rien n'a été dit sur la nature du bonheur, sur ce qu'il est. L'hypothèse que fait Aristote est que l'on pourrait parvenir à définir le bonheur en déterminant auparavant quelle est la fonction de l'homme.

Aristote raisonne par analogie et s'appuie sur l'opinion courante. En effet, selon l'opinion courante, "c'est dans la fonction que réside [...] le bien". Or, de même qu'on ne peut juger de la valeur du joueur de flûte que lorsqu'il joue de la musique, on ne peut juger de la valeur de l'homme que lorsqu'il effectue ce pour quoi il est fait. Autrement dit, il faut d'abord déterminer la fonction spécifique de l'homme, avant de pouvoir juger si sa vie est réussie et s'il peut donc se dire heureux.

Il suffit d'observer la spécialisation à l'oeuvre dans les sociétés humaines et dans le corps humain lui-même pour se rendre compte qu'il existe un ordre dans la nature où tout a une fonction. Dans une société, chacun se spécialise dans différents métiers et, pour reprendre les exemples d'Aristote, le charpentier a pour fonction de construire la structure d'un bâtiment, le cordonnier s'occupe de concevoir et de réparer les chaussures. De même, dans le corps humain, l'oeil sert à voir, la main à manipuler, le pied à marcher : "chaque partie d'un corps a manifestement une certaine fonction". En quoi consisterait donc cette fonction pour l'homme ?

Aristote réalise un classement du vivant en trois grandes catégories. Chaque catégorie correspond à un type d'âme, l'âme étant, chez les anciens Grecs, un principe de vie :

  • les végétaux : la vie de nutrition et la vie de croissance ;
  • les animaux : la vie sensitive ;
  • les hommes : la vie rationnelle qui peut être envisagée de deux façons : 
    • en tant que soumise à la raison ;
    • en tant qu'elle possède la raison et l'exercice de la pensée. 

L'âme humaine est une combinaison de ces trois types de vie. Or Aristote précise que c'est "la vie selon le point de vue de l'exercice" de la pensée qui permet de déterminer quelle est la fonction de l'homme, "car c'est cette vie-là qui paraît bien donner au terme son sens le plus plein". C'est-à-dire que le bonheur ne consiste pas dans le simple fait de vivre (les végétaux le font mieux que nous), ni non plus dans une vie remplie de plaisirs (les animaux sont là pour ça), mais "dans une activité de l'âme conforme à la raison", c'est-à-dire la vie rationnelle et l'exercice de la pensée.

Cette vie conforme à la raison se retrouve chez tout individu. Mais de même qu'il y a une différence entre le cithariste et le bon cithariste, il existe une différence entre l'homme qui se conforme à la raison et celui qui s'y conforme bien. Autrement dit, le bonheur s'apprend : l'homme est en puissance capable de bonheur, mais il lui reste du chemin à parcourir pour parvenir au bonheur en acte. C'est pour cette raison qu'"une hirondelle ne fait pas le printemps" et que "la félicité et le bonheur ne sont pas [...] l'oeuvre d'une seule journée". L'homme heureux est un homme vertueux, pour Aristote, c'est-à-dire un homme qui accomplit cette vie conforme à la raison d'une façon excellente.

En grec ancien, l'arété (ἀρετή) signifie l'excellence. Les romains ont traduit le terme par virtus qui a donné le mot français vertu. Le fait de considérer la vertu comme l'excellence d'une vie où domine l'exercice de la pensée suggère donc que le bonheur réside essentiellement dans la sagesse, c'est-à-dire dans un certain rapport aux choses. Or pour Aristote, cette sagesse se trouve dans la recherche du juste milieu : il s'agit d'éviter l'excès et le défaut en toute chose. En appréhendant cette polarité toujours relativement à notre individualité et à notre état (on ne mangera pas la même quantité de nourriture si l'on est malade ou en bonne santé par exemple), nous sommes capables de nous rendre heureux.

Texte

"Mais sans doute l'identification du bonheur et du Souverain Bien apparaît elle comme une chose sur laquelle tout le monde est d'accord ; ce qu'on désire encore, c'est que nous disions plus clairement quelle est la nature du bonheur. 

Peut-être pourrait-on y arriver si on déterminait la fonction [εργον] de l'homme. De même, en effet, que dans le cas d'un joueur de flûte, d'un statuaire, ou d'un artiste quelconque, et en général pour tous ceux qui ont une fonction ou une activité déterminée, c'est dans la fonction que réside, selon l'opinion courante, le bien, le "réussi", on peut penser qu'il en est ainsi pour l'homme, s'il est vrai qu'il y ait une certaine fonction spéciale à l'homme. 

Serait-il possible qu'un charpentier ou un cordonnier aient une fonction et une activité à exercer, mais que l'homme n'en ait aucune et que la nature l'ait dispensé de toute œuvre à accomplir ? Ou bien encore, de même qu'un œil, une main, un pied et, d'une manière générale, chaque partie d'un corps, a manifestement une certaine fonction à remplir, ne doit-on pas admettre que l'homme a, lui aussi, en dehors de toutes ces activités particulières, une fonction déterminée ? Mais alors en quoi peut-elle consister ? 

Le simple fait de vivre est, de toute évidence, une chose que l'homme partage en commun même avec les végétaux ; or ce que nous recherchons, c'est ce qui est propre à l'homme. Nous devons [1098a] donc laisser de côté la vie de nutrition et la vie de croissance. Viendrait ensuite la vie sensitive, mais celle-là encore apparaît commune avec le cheval, le bœuf et tous les animaux. Reste donc une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l'âme, partie qui peut être envisagée, d'une part, au sens où elle est soumise à la raison, et, d'autre part au sens où elle possède la raison et l'exercice de la pensée. L'expression < vie rationnelle > étant ainsi prise en un double sens, nous devons établir qu'il s'agit ici de la vie selon le point de vue de l'exercice, car c'est cette vie-là qui paraît bien donner au terme son sens le plus plein. 

Or s'il y a une fonction de l'homme consistant dans une activité de l'âme conforme à la raison, ou qui n'existe pas sans la raison, et si nous disons que cette fonction est génériquement la même dans un individu quelconque et dans un individu de mérite (ainsi, dans un cithariste et dans un bon cithariste, et ceci est vrai, d'une manière absolue, dans tous les cas), l'excellence due au mérite s'ajoutant à la fonction (car la fonction du cithariste est de jouer de la cithare, et celle du bon cithariste d'en bien jouer) : s'il en est ainsi ; si nous posons que la fonction de l'homme consiste dans un certain genre de vie, c'est-à-dire dans une activité de l'âme et dans des actions accompagnées de raison ; si la fonction d'un homme vertueux est d'accomplir cette tâche, et de l'accomplir bien et avec succès, chaque chose au surplus étant bien accomplie quand elle l'est selon l'excellence qui lui est propre : — dans ces conditions, c'est donc que le bien pour l'homme consiste dans une activité de l'âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d'entre elles. Mais il faut ajouter : "et cela dans une vie accomplie jusqu'à son terme", car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l'œuvre d'une seule journée, ni d'un bref espace de temps."

- Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre I, Chapitre 6 : "Le bonheur défini par la fonction propre de l'homme" [1097b - 1098a], trad. J. Tricot, éditions Vrin.

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