mercredi 8 novembre 2017

"C'est dans les mots que nous pensons"

Commentaire

L'Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé (1817 pour la première édition, mais 1830 pour l'édition définitive) fournit au lecteur de Hegel (1770-1831) le fil conducteur de sa philosophie. Elle reprend, de façon synthétique, chaque étape de sa pensée qui se déploie en trois parties : la logique (être, essence, concept), la philosophie de la nature et la philosophie de l'esprit. L'ambition de Hegel est de faire de la philosophie une science au même titre que les sciences positives. Ainsi le déploiement de cette oeuvre se fait selon un ordre nécessaire et dans une volonté d'absolu, conformément à la fin que poursuit la science philosophique, qui progresse méthodiquement dans sa conquête du savoir. 

Le texte ci-dessous est extrait du troisième moment de cette encyclopédie, à savoir celui de la philosophie de l'esprit. Ce troisième moment constitue l'achèvement du système hégélien, c'est-à-dire à la fois sa fin, son terme et son accomplissement. C'est à la fin de ce troisième moment qu'il évoque l'idée que le langage est l'expression nécessaire de la pensée. Sa thèse est, en effet, que la pensée habite dans les mots, qu'elle ne peut pas s'exprimer ou s'objectiver en dehors du langage. Autrement dit, le langage n'est pas qu'un moyen (parmi de nombreux autres possibles) de la pensée, il est son seul support possible.


En observant le fonctionnement de la pensée, Hegel juge qu'elle n'a de réalité que lorsqu'elle est formulée à l'intérieur de mots : "c'est dans les mots que nous pensons". Il importe de noter que ce n'est pas avec, ni au moyen de, mais "dans" les mots que la pensée se déploie. Il existe une forme de conscience antérieure à la pensée qu'il appelle "notre intériorité". Mais cette intériorité a besoin de s'inscrire dans une forme objective pour qu'on puisse en avoir conscience. Sans les mots, nous ne saurions même pas que cette intériorité existe. Ce sont donc les mots qui permettent à la conscience de se penser comme conscience.

Cette activité de la pensée dans un langage constitue l'activité interne la plus haute. Pourquoi ? Parce que seul le mot parvient à offrir "une existence où l'externe et l'interne sont si intimement unis". Il ne s'agit pas d'affirmer que le mot est une forme externe qui viendrait se poser sur un contenu interne à la conscience. Pour Hegel, le mot est déjà l'expression formée de ce contenu, il est union intime. C'est pourquoi, il faut juger comme dépourvue de sens, la tentative qui consisterait à vouloir penser sans les mots : on ne pense que dans les mots ou alors on ne pense pas. 

Mais ce n'est pas tout, Hegel rejette également l'idée que le lien intime entre pensée et langage serait un défaut. On pourrait croire en effet qu'en liant pensée et langage, le mot impose une limite à la pensée, l'empêchant ainsi de développer toutes ses possibilités. Cette croyance conduit à faire l'éloge de l'ineffable, c'est-à-dire de ce qui ne peut être dit. Finalement, une fois que tout a été dit, par exemple, à propos d'une oeuvre, il resterait encore tout ce qui ne l'a pas été, ce que certains esprits perçoivent comme le summum de la pensée, son point le plus haut. 

Pour Hegel, il n'en est rien. Cette opinion commune que l'ineffable serait le point culminant de la pensée, il la juge "superficielle et sans fondement". Si une pensée ne peut pas être exprimée avec des mots, c'est tout simplement qu'elle manque de clarté, qu'elle est "obscure" ou "à l'état de fermentation", c'est-à-dire qu'elle est sur la voie d'aboutir, mais qu'elle n'a pas encore trouvé les bons mots pour être digne d'accéder au rang de pensée. Par conséquent, il convient de redonner toute sa valeur à la seule vraie pensée, celle qui se fait dans les mots, et de rejeter la valorisation de l'ineffable comme sommet de l'intelligence : ce qui n'est pas dit ou ne peut pas être dit, n'est tout simplement pas de la pensée.

Texte

"C'est dans les mots que nous pensons. Nous n'avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité, et par suite nous les marquons d'une forme externe, mais d'une forme qui contient aussi le caractère de l'activité interne la plus haute. C'est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l'externe et l'interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c'est une tentative insensée. [...] 

Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu'il y a de plus haut, c'est l'ineffable. Mais c'est là une opinion superficielle et sans fondement ; car, en réalité, l'ineffable, c'est la pensée obscure, la pensée à l'état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie."

- Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, III, "Philosophie de l'esprit", § 450, trad. A. Vera. 

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