Les Lettres à Elisabeth (1643 à 1649) sont un ensemble épistolaire qui retrace les échanges de correspondance entre René Descartes (1596-1650) et Elisabeth, princesse palatine, fille aînée de Frédéric V et Elisabeth Stuart, brièvement, souverains de Bohême. Elles ont pour principal objet le thème de l'union de l'âme et du corps et peuvent donc être lues comme le pendant aux Passions de l'âme (1649). Elles portent également sur des questions morales, non sous la forme d'un exposé systématique, mais par une série de remarques étayées, souvent personnelles, soucieuses des nécessités de la vie et conformes aux idéaux de sagesse de l'époque.
La Lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645, dont est extrait le texte ci-dessous, traite plus particulièrement de la question du bonheur et de la vérité. La question que se pose Descartes est de savoir s'il est préférable d'être joyeux dans l'ignorance ou triste dans la connaissance. Sa réponse ici est que la connaissance est préférable (mais à l'article 142 des Passions de l'âme, il affirme l'inverse : "souvent une fausse joie vaut mieux qu'une tristesse dont la cause est vraie"). Pour démontrer sa thèse, il opère une série de distinctions, notamment entre le souverain bien et le plaisir qu'il apporte, les joies superficielles et celles qui sont profondes, le bonheur (qui dépend de la fortune) et la béatitude (qui dépend de notre libre arbitre).
Descartes commence par poser les termes du problème au moyen d'une comparaison : vaut-il mieux être heureux pour de fausses raisons ou bien être triste à cause d'un excès de lucidité ? Il met en balance deux conceptions différentes du rapport que l'on doit entretenir avec le savoir : d'un côté, la recherche de la vérité à tout prix, quitte à se rendre malheureux ; de l'autre, la satisfaction de l'ignorance ou de l'imagination. Derrière cette alternative se dissimule une interrogation éthique : quel genre de vie convient-il de mener ? Il s'agit de mettre en balance d'un côté le bonheur et de l'autre la vérité. Lequel de ces deux termes doit l'emporter ?
Descartes poursuit en raisonnant par l'absurde. Evidemment, s'il pensait que la joie était le souverain bien, c'est-à-dire la finalité de toute morale, il faudrait qu'il encourage tout ce qui peut permettre de se rendre joyeux et ce, "à quelque prix que ce put être". Cela reviendrait à faire l'éloge de celui qui noie ses soucis dans l'alcool ou qui s'étourdit en fumant de l'herbe (le pétun est l'ancien nom du tabac mais il peut aussi désigner par extension tout ce qui se fume). Mais il préfère opérer une distinction fondamentale entre d'une part, ce qu'est le souverain bien et d'autre part, le plaisir que celui-ci apporte à l'esprit. Pour Descartes, le souverain bien est "l'exercice de la vertu", ce qui équivaut selon lui à "la possession de tous les biens dont l'acquisition dépend de notre libre arbitre". Or, cette définition, n'est pas sans rappeler la définition stoïcienne du souverain bien comme vertu (et non comme plaisir).
Dans cette optique, l'important est de savoir quels sont les biens dont l'acquisition va dépendre de notre libre arbitre. Il est donc naturel que Descartes affirme qu'"il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance", même si cette réponse peut nous paraître contre-intuitive. Descartes considère en effet que la connaissance de la vérité est une plus grande perfection que la joie. Il observe d'ailleurs que l'on peut être gai sans avoir l'esprit satisfait alors que, lorsqu'on a l'esprit satisfait, on éprouve toujours une sorte de joie. Cette sorte de joie n'est pas forcément celle qui est la plus visible car il remarque que le rire, cette manifestation bruyante de la joie, est souvent lié à des joies "médiocres et passagères" alors que les joies profondes sont ordinairement "mornes et sérieuses". Ne jugeons donc pas d'après les apparences : une connaissance, même à notre désavantage, apporte une qualité supérieure de satisfaction à l'esprit qu'une gaieté superficielle.
Si l'on peut essayer de se tromper soi-même en s'imaginant vivre une autre vie que la sienne, on prend le risque de ressentir "une amertume intérieure" en s'apercevant ensuite qu'elle est fausse. Lorsqu'on cherche à s'abuser soi-même, le retour du réel vient vite nous contrarier et la déception menace toujours. Et même, insiste Descartes, dans le cas où l'on parviendrait à se maintenir continuellement dans l'illusion par une série de divertissements, cela ne permettrait pas encore de jouir d'un authentique bonheur, ce que Descartes nomme "béatitude". La béatitude ne peut pas dépendre de la fortune, de l'heur, c'est-à-dire de la chance ou du hasard, mais seulement de nous-même, à savoir de notre propre conduite. Or dans cette perspective, on comprend que s'illusionner pour s'entretenir dans le bonheur est une entreprise non seulement qui ne rend pas heureux, mais qui est vaine car la béatitude est une satisfaction autrement plus qualitative.
Texte
"Je me suis quelquefois proposé un doute : savoir s'il est mieux d'être gai et content, en imaginant les biens qu'on possède être plus grands et plus estimables qu'ils ne sont, et ignorant ou ne s'arrêtant pas à considérer ceux qui manquent, que d'avoir plus de considération et de savoir, pour connaître la juste valeur des uns et des autres, et qu'on devienne plus triste.
Si je pensais que le souverain bien fût la joie, je ne douterais point qu'on ne dût tâcher de se rendre joyeux, à quelque prix que ce pût être, et j'approuverais la brutalité de ceux qui noient leurs déplaisirs dans le vin, ou les étourdissent avec du pétun. Mais je distingue entre le souverain bien, qui consiste en l'exercice de la vertu, ou (ce qui est le même), en la possession de tous les biens, dont l'acquisition dépend de notre libre arbitre, et la satisfaction d'esprit qui suit de cette acquisition.
C'est pourquoi, voyant que c'est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu'elle soit à notre désavantage, que l'ignorer, j'avoue qu'il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance. Aussi n'est-ce pas toujours lorsqu'on a le plus de gaieté, qu'on a l'esprit plus satisfait ; au contraire, les grandes joies sont ordinairement mornes et sérieuses, et il n'y a que les médiocres et passagères, qui soient accompagnées du ris.
Ainsi je n'approuve point qu'on tâche à se tromper, en se repaissant de fausses imaginations ; car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la superficie de l'âme, laquelle sent cependant une amertume intérieure, en s'apercevant qu'ils sont faux. Et encore qu'il pourrait arriver qu'elle fût si continuellement divertie ailleurs, que jamais elle ne s'en aperçût, on ne jouirait pas pour cela de la béatitude dont il est question, pour ce qu'elle doit dépendre de notre conduite, et cela ne viendrait que de la fortune."
- René Descartes, Lettre à Elisabeth du 6 Octobre 1645, in Oeuvres et Lettres, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1953, p. 1645.
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