La logique du vivant (1970) est une histoire de l'hérédité écrite par le biologiste français François Jacob (1920-2013). Elle se compose de cinq chapitres qui suivent la progression de la connaissance du vivant qui progresse par l'étude d'une série d'organisations emboîtées les unes dans les autres ("comme des poupées russes" précise Jacob), chaque structure en cachant une autre. Il distingue quatre niveaux : au XVIIe siècle, l'agencement des surfaces visibles ; au XVIIIe siècle, l'organisation qui sous-tend organes et fonctions, et qui finit par se résoudre en cellules ; au début du XXe siècle : les chromosomes et les gènes que l'on trouve dans la cellule ; au milieu du XXe siècle : la molécule d'acide nucléique déterminant la structuration de l'organisme ainsi que ses propriétés.
Le texte ci-dessus est extrait de l'introduction de l'ouvrage qui a pour titre "Le programme". Pour François Jacob la notion de programme appliquée à l'hérédité permet à la biologie de sortir de certaines oppositions entre finalisme et mécanisme car on y retrouve deux notions associées intuitivement aux êtres vivants : la mémoire (le souvenir des parents inscrit dans l'hérédité) et le projet (le plan qui dirige la formation d'un organisme).
Le finalisme et le mécanisme sont deux approches différentes de la biologie : le finalisme envisage l'être vivant comme le résultat d'un plan alors que le mécanisme s'en tient à ses manifestations physico-chimiques. Or le programme, à travers les concepts de mémoire et de projet, réconcilie ces deux positions parce qu'il a pour finalité la reproduction, ce qui justifie la structure et l'histoire des êtres vivants puisque la propriété sélectionnée est celle qui confère un avantage dans la compétition pour la descendance. Pour autant, François Jacob estime que "la biologie n'est pas une science unifiée". En effet, cette discipline scientifique reste traversée par de multiples courants que l'on peut schématiquement regrouper en deux grandes tendances opposées : la tendance intégriste-évolutionniste et la tendance tomiste-réductionniste.
L'attitude intégriste ou évolutionniste consiste à envisager l'organisme comme un tout, indissociable de ses constituants, qu'il faut considérer comme appartenant à une collectivité (par exemple une espèce). Cette attitude a pour but d'expliquer la structure du vivant, de chercher la cause des caractères existants et de décrire le mécanisme d'adaptation. Elle refuse de réduire les propriétés d'un être vivant à ses structures moléculaires. Elle s'oppose au réductionnisme qui consiste à rabattre toute explication du vivant sur l'analyse physico-chimique. La raison invoquée est que l'intégration confère des propriétés aux systèmes que n'ont pas les éléments : "le tout n'est pas seulement la somme des parties". Autrement dit, elle est une vision holiste du vivant.
L'attitude tomiste ou réductionniste consiste à envisager l'organisme comme un tout qu'il faut expliquer par les seules propriétés des parties. Cette attitude a pour but de rendre compte des fonctions du vivant en analysant ses structures. Elle refuse de considérer qu'il puisse y avoir une propriété du vivant qui ne soit pas explicable par le biais des molécules et de leurs interactions. Elle s'oppose à l'évolutionnisme qui consiste à se focaliser sur les phénomènes d'intégration et d'émergence. Selon elle, le réductionnisme permet de rendre compte de toutes les propriétés, y compris de celles du tout puisque ces propriétés n'existent que du fait de la structure et de l'agencement des constituants de l'organisme.
L'épistémologie - branche de la philosophie qui étudie les sciences - montre que la biologie hésite donc entre deux grands pôles : un pôle holiste et un pôle réductionniste. Ces pôles divergent non seulement quant aux objets étudiés (dans un cas l'intérêt pour les fossiles, de l'autre celui pour les tissus et les molécules), mais également quant aux méthodes (analyse des caractères existants, description des mécanismes d'adaptation pour le holisme ; isolement des constituants du vivant, étude dans un tube à essai pour le réductionnisme). Ils sont complémentaires seulement jusqu'à un certain point car il y a un bien un refus, de part et d'autre, de considérer que la méthode choisie puisse rendre compte de la totalité des phénomènes vivants.
Texte
"La notion de programme permet d'établir une distinction nette entre les deux domaines d'ordre que tente d'instaurer la biologie dans le monde vivant. Contrairement à ce qu'on imagine souvent, la biologie n'est pas une science unifiée. L'hétérogénéité des objets, la divergence des intérêts, la variété des techniques, tout cela concourt à multiplier les disciplines. Aux extrémités de l'éventail, on distingue deux grandes tendances, deux attitudes qui finissent par s'opposer radicalement.
La première de ces attitudes peut être qualifiée d'intégriste ou d'évolutionniste. Pour elle, non seulement l'organisme n'est pas dissociable en ses constituants, mais il y a souvent intérêt à le regarder comme l'élément d'un système d'ordre supérieur, groupe, espèce, population, famille écologique. Cette biologie s'intéresse aux collectivités, aux comportements, aux relations que les organismes entretiennent entre eux ou avec leur milieu. Elle cherche dans les fossiles la trace de l'émergence des formes qui vivent actuellement. Impressionnée par l'incroyable diversité des êtres, elle analyse la structure du monde vivant, cherche la cause des caractères existants, décrit le mécanisme des adaptations. Son but, c'est de préciser les forces et les chemins qui ont conduit les systèmes vivants à la faune et à la flore d'aujourd'hui. Pour le biologiste intégriste, l'organe et la fonction n'ont d'intérêt qu'au sein d'un tout constitué, non pas seulement par l'organisme, mais par l'espèce avec son cortège de sexualité, de proies, d'ennemis, de communication, de rites. Le biologiste intégriste refuse de considérer que toutes les propriétés d'un être vivant, son comportement, ses performances peuvent s'expliquer par ses seules structures moléculaires. Pour lui, la biologie ne peut se réduire à la physique et à la chimie. Non qu'il veuille invoquer l'inconnaissable d'une force vitale. Mais parce que, à tous les niveaux, l'intégration donne aux systèmes des propriétés que n'ont pas leurs éléments. Le tout n'est pas seulement la somme des parties.
A l'autre pôle de la biologie se manifeste l'attitude opposée qu'on peut appeler tomiste ou réductionniste. Pour elle, l'organisme est bien un tout, mais qu'il faut expliquer par les seules propriétés des parties. Elle s'intéresse à l'organe, aux tissus, à la cellule, aux molécules. La biologie tomiste cherche à rendre compte des fonctions par les seules structures. Sensible à l'unité de composition et de fonctionnement qu'elle observe derrière la diversité des êtres vivants, elle voit dans les performances de l'organisme l'expression de ses réactions chimiques. Pour le biologiste tomiste, il s'agit d'isoler les constituants d'un être vivant et de trouver les conditions qui lui permettent de les étudier dans un tube à essai. En variant ces conditions, en répétant les expériences, en précisant chaque paramètre, ce biologiste tente de maîtriser le système et d'en éliminer les variables. Son espoir, c'est de décomposer la complexité aussi loin que possible pour analyser les éléments avec l'idéal de pureté et de certitude que représentent les expériences de la physique et de la chimie. Pour lui, il n'est aucun caractère de l'organisme qui ne puisse, en fin de compte, être décrit en termes de molécules et de leurs interactions. Certes, il n'est pas question de nier les phénomènes d'intégration et d'émergence. Sans aucun doute, le tout peut avoir des propriétés dont sont dépourvus les constituants. Mais ces propriétés résultent de la structure même de ces constituants et de leur agencement. "
- François Jacob, La logique du vivant. Une histoire de l'hérédité (1970), Introduction : "Le Programme", Gallimard, coll. "Bibliothèque des sciences humaines", 1970, p. 14-15.
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