La Critique de la faculté de juger (1790) vient compléter les deux premières Critiques écrites par Emmanuel Kant (1724-1804), la Critique de raison pure et la Critique de la raison pratique. La Critique de la raison pure concernait notre faculté de connaître et la Critique de la raison pratique notre faculté de désirer et de vouloir. La troisième critique s'intéresse à notre faculté de juger selon le sentiment de plaisir. Elle comprend deux parties : la première traite du jugement esthétique dans l'art et la seconde du jugement téléologique dans la nature. Dans les deux cas, il s'agit de comprendre ce que l'artiste ou la nature ont cherché à faire (bien que nous ne puissions jamais le savoir) et donc de s'intéresser à la finalité.
Le texte ci-dessous est extrait de la seconde partie portant sur la critique de la faculté de juger téléologique et, plus précisément, du paragraphe 65. Dans les paragraphes précédents, Kant a montré que les jugements sur la finalité de la nature ne pouvaient pas être tenus pour objectifs, absolus et scientifiques (par exemple, on ne peut pas dire que la neige a objectivement pour fin de protéger les semailles). Cependant, par analogie, il est possible de faire comme si c'était le cas pour compléter les lois de la causalité lorsque l'on considère la finalité interne d'un être vivant (par exemple, un arbre en produit un autre en tant qu'espèce : la finalité de l'arbre est la reproduction de l'arbre).
Pour Kant, ce qui fait la spécificité du vivant, c'est d'être doté d'une force formatrice, d'où l'intérêt de ne pas étudier le corps en le considérant seulement comme un mécanisme. Il reprend la thèse du corps-machine de Descartes mais pour montrer en quoi cette explication mécaniste du vivant est insatisfaisante. Descartes opère une réduction du vivant à la machine en estimant que les corps ne sont finalement composés que de diverses pièces, ainsi que des horloges, qui ont en eux-mêmes le principe de leur mouvement. Kant part de cette idée mais pour examiner et critiquer certaines de ses implications. Son premier point de désaccord porte sur le rôle de chaque partie par rapport aux autres dans un organisme ou dans une machine. Les parties sont certes solidaires entre elles, mais elles ne se produisent pas entre elles : "un rouage n'est pas la cause efficiente de la production de l'autre rouage" ou encore "une partie existe certes pour l'autre, mais elle n'existe pas par elle".
A quoi tient alors l'existence de chaque organe d'un corps vivant ou de chaque rouage d'une montre ? Kant répond : "un être qui peut produire d'après des Idées un tout possible par sa causalité". Ce qui rend la montre possible, ce n'est pas le mécanisme lui-même, tel rouage qui influence tel rouage, mais le plan que l'horloger a en tête. Suivant ce plan, de cause en cause, l'ensemble de pièces ainsi formé est ensuite capable de mesurer le temps qui s'écoule. On comprend ainsi que la montre n'existe pas par elle-même sans l'intervention d'un acteur extérieur - l'horloger - qui conçoit puis construit une montre. Il en va de même pour les corps vivants : "la cause qui produit ces parties et leur forme n'est pas [...] contenue dans la nature (de cette matière)". Il est nécessaire d'envisager une cause extérieure productrice du vivant sinon on ne rend pas compte de l'existence des organes. Cette cause extérieure est la nature elle-même qui opère selon un plan, une Idée, afin de produire un corps vivant.
Si un rouage ne tient pas son existence d'un autre, c'est qu'il la tient d'une causalité extérieure. Une autre conséquence est qu'il ne peut ni se reproduire ni se réparer tout seul : "un rouage d'une montre ne produit pas l'autre rouage, et encore moins une montre d'autres montres". Or ces opérations de reproduction et de réparation peuvent être attendue "au contraire de la nature organisée". Les êtres vivants sont capables non seulement de se reproduire, mais aussi de palier éventuellement l'absence d'un organe (un rein par exemple), de se réparer par eux-mêmes (cicatrisation, guérison). L'opération cartésienne qui vise donc à considérer le vivant comme une machine est donc un réductionnisme, c'est-à-dire qu'il conduit à minorer certaines qualités du vivant que n'ont pas les machines, même celles qui sont très complexes.
Si un rouage ne tient pas son existence d'un autre, c'est qu'il la tient d'une causalité extérieure. Une autre conséquence est qu'il ne peut ni se reproduire ni se réparer tout seul : "un rouage d'une montre ne produit pas l'autre rouage, et encore moins une montre d'autres montres". Or ces opérations de reproduction et de réparation peuvent être attendue "au contraire de la nature organisée". Les êtres vivants sont capables non seulement de se reproduire, mais aussi de palier éventuellement l'absence d'un organe (un rein par exemple), de se réparer par eux-mêmes (cicatrisation, guérison). L'opération cartésienne qui vise donc à considérer le vivant comme une machine est donc un réductionnisme, c'est-à-dire qu'il conduit à minorer certaines qualités du vivant que n'ont pas les machines, même celles qui sont très complexes.
Kant en tire comme conclusion qu'un être vivant ne peut pas se réduire à un mécanisme : "un être organisé n'est donc pas simplement une machine". La machine a certes, en elle-même, le principe de son mouvement, mais elle n'a que cela. L'être vivant tient sa spécificité justement de sa capacité à organiser les matières qui le composent. Kant distingue ainsi "la force motrice" des machines et "la force formatrice" du vivant. Il y a un donc un écart significatif entre le vivant et la machine, entre l'organique et le non organique, entre l'être et les choses. Par conséquent, l'explication par le mécanisme, par le pouvoir moteur d'une pièce sur une autre ou d'un organe sur un autre, ne peut pas être retenue pour rendre compte complètement du vivant car ce dernier dispose d'une capacité organisatrice lui permettant d'accomplir des fonctions telles que la reproduction ou la réparation.
Texte
"Dans une montre, une partie est l'instrument du mouvement des autres, mais un rouage n'est pas la cause efficiente de la production de l'autre rouage : une partie existe certes pour l'autre, mais elle n'existe pas par elle. Ce pourquoi la cause qui produit ces parties et leur forme n'est pas non plus contenue dans la nature (de cette matière), mais en dehors d'elle, dans un être qui peut produire d'après des Idées un tout possible par sa causalité.
Ce pourquoi aussi un rouage d'une montre ne produit pas l'autre rouage, et encore moins une montre d'autres montres, de manière telle qu'elle utiliserait à cette fin d'autres matières (elle les organiserait) ; ce pourquoi elle ne remplace pas non plus, d'elle-même, les parties qui en ont été retirées, ni ne corrige leur absence, dans la première mise en forme de la montre, par l'intervention des autres, ni ne se répare elle-même quand elle est déréglée : toutes opérations que nous pouvons attendre au contraire de la nature organisée.
Ce pourquoi aussi un rouage d'une montre ne produit pas l'autre rouage, et encore moins une montre d'autres montres, de manière telle qu'elle utiliserait à cette fin d'autres matières (elle les organiserait) ; ce pourquoi elle ne remplace pas non plus, d'elle-même, les parties qui en ont été retirées, ni ne corrige leur absence, dans la première mise en forme de la montre, par l'intervention des autres, ni ne se répare elle-même quand elle est déréglée : toutes opérations que nous pouvons attendre au contraire de la nature organisée.
Un être organisé n'est donc pas simplement une machine, étant donné que la machine a exclusivement la force motrice ; mais il possède en soi une force formatrice qu'il communique aux matières qui n'en disposent pas (il les organise) : c'est donc une force formatrice qui se propage et qui ne peut être expliquée uniquement par le pouvoir moteur (par le mécanisme)."
- Kant, Critique de la faculté de juger, § 65, trad. J.-R. Ladmiral, M. B. de Launay et J.-M. Vaysse, in Oeuvres philosophiques, coll. "La Pleiade, Gallimard, tome II, 1985, p. 1165-1166.
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