samedi 18 novembre 2017

"Le corps n'est autre chose qu'une statue ou machine de terre"

Commentaire

Le Traité de l'homme (1662) n'a pas été publié du vivant de Descartes (1596-1650). Il se place à la suite d'un premier traité, le Traité du monde et de la lumière (1664), dans lequel Descartes critique les principes fondamentaux de la physique scolastique, développée au Moyen Age, notamment par Thomas d'Aquin, et qui emprunte de nombreux concepts à la philosophie d'Aristote. Descartes y affirme la thèse de l'héliocentrisme (le soleil est au centre de l'univers), hypothèse contraire au géocentrisme (la terre est au centre de l'univers) admis à l'époque, qui valu d'ailleurs à Galilée une condamnation, ce qui détermina Descartes à différer la publication de ses ouvrages. 

Le texte ci-dessous constitue les premières lignes du Traité de l'homme. Descartes tire les conséquences de sa vision mécaniste du monde pour ce qui concerne l'étude du corps vivant. Il estime que les fonctions corporelles (circulation du sang, respiration, motricité) peuvent s'expliquer par des raisonnements mécanistes, c'est-à-dire au moyen de causes efficientes ou des propriétés physico-chimiques. Cette explication mécaniste des phénomènes vitaux se distingue des thèses finalistes (la nature ne fait rien en vain) et vitalistes (l'âme est le principe vital du corps) avancées par Aristote et réaffirmées par la scolastique. 

La méthode cartésienne de l'étude du vivant consiste à séparer l'âme du corps et à les étudier à part, pour montrer, ensuite, dans un troisième temps, comment s'opère l'union des deux. Contrairement à Aristote qui fait de l'âme le principe de vie du corps, Descartes distingue les deux et propose de les analyser séparément. Sa position va donc à l'encontre du vitalisme aristotélicien qui attribue aux corps un principe vital - l'âme - pour qu'ils puissent vivre. Il considère le corps comme une machine dont il est possible d'étudier les rouages, c'est pourquoi on dit de sa conception qu'elle est mécaniste : la vie provient seulement de l'agencement des pièces qui compose la machine du corps. 

En effet, Descartes affirme que "le corps n'est autre chose qu'une statue ou machine de terre". Son concepteur - Dieu - place à l'intérieur "toutes les pièces qui sont requises pour faire qu'elle marche, qu'elle mange, qu'elle respire", c'est-à-dire assurent les fonctions physiologiques fondamentales permettant au corps de vivre. Du point de vue du corps, l'homme peut donc être expliqué mécaniquement, par une série de causes et d'effets. Les fonctions du corps procèdent de "la matière" et dépendent seulement "de la disposition des organes". Il n'y a aucun principe qui viendrait informer la matière pour l'animer. Le corps fait tout par lui-même, par la configuration et l'organisation de ses parties. 

Cette idée de considérer le corps comme une machine provient de l'observation. Les horloges et "autres semblables machines" ont la capacité de se mouvoir d'elles-mêmes remarque Descartes. Autrement dit, ce sont des automates (du grec automatos : "qui se meut de soi-même"). Alors que, pour Aristote, il faut considérer que c'est l'âme qui est à l'origine du mouvement (mouvement du corps comme celui qui permet à notre coeur de battre ou à nos poumons de respirer), pour Descartes, il est possible de faire l'économie de cette hypothèse en considérant que, comme il existe des objets mécaniques qui ont, en eux-mêmes, le principe de leur propre mouvement, il n'est pas impossible que Dieu ait pu concevoir l'homme de cette façon. La seule différence est que le mécanisme est plus complexe. 


La thèse cartésienne du corps-machine conduit à considérer que le vivant est explicable de façon mécanique, c'est-à-dire qu'il suit les mêmes lois que la nature. Il s'agit d'un bouleversement dans l'histoire de l'étude du vivant. Le corps se ramène à de l'étendue que l'on peut expliquer par les lois de la physique, lesquelles sont écrites en langage mathématique (pour reprendre l'expression de Galilée que Descartes aurait pu faire sienne). Elle rejoint la thèse des animaux-machines selon laquelle les animaux fonctionnent à la manière des horloges. Comme l'âme désigne la pensée humaine chez Descartes, les animaux n'en sont pas pourvus. Une preuve avancée notamment par Descartes dans sa Lettre au Marquis de Newcastle du 23 novembre 1646 est qu'ils ne sont pas doués de parole : ils peuvent imiter le son de la voix, mais pas construire des discours raisonnés comme le font les humains. 

Texte

"Ces hommes seront composés, comme nous, d'une âme et d'un corps. Et il faut que je vous décrive, premièrement, le corps à part, puis après, l'âme aussi à part ; et enfin, que je vous montre comment ces deux natures doivent être jointes et unies, pour composer des hommes qui nous ressemblent.

Je suppose que le corps n'est autre chose qu'une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu'il est possible : en sorte que, non seulement il lui donne au-dehors la couleur et la figure de tous nos membres, mais aussi qu'il met au-dedans toutes les pièces qui sont requises pour faire qu'elle marche, qu'elle mange, qu'elle respire, et enfin qu'elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent être imaginées procéder de la matière, et ne dépendre que de la disposition des organes.

Nous voyons des horloges, des fontaines artificielles, des moulins, et autres semblables machines, qui n'étant faites que par des hommes, ne laissent pas d'avoir la force de se mouvoir d'elles-mêmes en plusieurs diverses façons ; et il me semble que je ne saurais imaginer tant de sortes de mouvements en celle-ci, que je suppose être faite des mains de Dieu, ni lui attribuer tant d'artifice, que vous n'ayez sujet de penser, qu'il y en peut avoir encore davantage."

- René Descartes, Traité de l'homme (1662), I, in Oeuvres et Lettres, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1953, p. 805.

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