Histoire et vérité (1955) est un recueil rassemblant onze études du philosophe Paul Ricoeur (1913-2005). Ces études sont regroupées dans deux grandes parties : la première est consacrée à la vérité dans la connaissance de l'histoire et la seconde à la vérité dans l'action historique. La première est d'ordre méthodologique et la seconde éthique.
Le texte ci-dessous se trouve au tout début de la première partie, dans la première étude intitulée "Objectivité et subjectivité en histoire". Ricoeur s'intéresse à l'exigence d'objectivité du métier d'historien et se demande si l'histoire peut se prêter à une connaissance en vérité selon les règles de la pensée objective mise en oeuvre dans les sciences. Pour répondre, il repère trois attendus à propos des sciences historiques : une certaine objectivité de l’histoire, la subjectivité impliquée de l'historien et le développement, chez le lecteur, d'une subjectivité de haut rang. Il pense ainsi l'histoire comme un tout comprenant la discipline scientifique elle-même, l'historien mais aussi le récepteur, à savoir le lecteur.
L'histoire comme discipline doit tout d'abord atteindre "une certaine objectivité". L'objectivité scientifique consiste à considérer ce qui existe indépendamment d'un sujet pensant. Or, la difficulté des sciences historiques réside dans le fait qu'elles étudient le passé des sociétés humaines. Pour autant, Ricoeur ne considère pas que l'objectivité en histoire soit radicalement différente de l'objectivité des autres sciences, notamment celles de la nature. Quelle que soit la discipline considérée, il définit l'objectivité comme "ce que la pensée méthodique a élaboré, mis en ordre, compris et ce qu'elle peut ainsi faire comprendre". Il précise toutefois qu'il ne s'agit pas d'atteindre le même niveau d'objectivité ("il y autant de niveaux d'objectivité qu'il y a de comportements méthodiques") mais qu'il suffit que la méthode suivie ait l'ambition d'atteindre cette dignité.
Ensuite, à propos de l'historien lui-même, "nous attendons de l'historien une certaine qualité de subjectivité" affirme Ricoeur. Il y a, d'un côté, la méthode d'un côté et, de l'autre, le sujet qui la met en oeuvre. Mais les deux se trouvent liés. La subjectivité de l'historien n'est pas n'importe quelle subjectivité : c'est celle qui est "appropriée à l'objectivité qui convient à l'histoire". Ricoeur appelle cette subjectivité, "la subjectivité impliquée", c'est-à-dire impliquée par l'objectivité attendue de l'histoire. Autrement dit, le bon historien est celui qui exerce son métier en ayant le souci de concilier sa propre subjectivité avec les attendus de la méthode historique dont on a dit qu'elle devait satisfaire à un certain idéal d'objectivité.
Enfin, le troisième attendu de l'histoire se trouve au niveau du récepteur, le lecteur lui-même. En effet, l'histoire écrite par l'historien doit également être "une histoire des hommes" capable d'aider le lecteur à édifier "une subjectivité de haut rang", c'est-à-dire qu'elle doit l'aider à dépasser sa propre subjectivité pour atteindre celle de l'homme en général. Autrement dit, une histoire réussie doit permettre au lecteur de réaliser un passage "de moi à l'homme" dont les enjeux ne sont plus seulement épistémologiques, c'est-à-dire relatifs à l'histoire comme science, mais philosophiques. La lecture de l'histoire a pour objectif de développer "une subjectivité de réflexion". L'historien qui écrit l'histoire ne doit pas seulement considérer son lecteur comme un scientifique, mais comme un philosophe, c'est-à-dire un lecteur qui construit, pour lui-même, un certain rapport au savoir, un rapport distancié et critique, qui le renseigne sur sa propre humanité.
Par conséquent, cette succession emboîtée d'attendus sur l'histoire permet de la comprendre dans son ensemble :
- en tant que discipline scientifique tout d'abord, ce qui exige d'elle des attentes notamment concernant sa capacité à procéder méthodiquement, c'est-à-dire aussi clairement de manière à se faire comprendre ;
- en tant que métier ensuite, l'historien est celui dont la mission est d'avoir la bonne subjectivité, celle qui permet de rendre compte du passé des sociétés humaines en rendant sensible ce qui fait sens dans l'histoire pour l'humanité ;
- en tant que livre enfin car l'historien raconte avant tout une histoire et cette histoire doit permettre au lecteur de construire sa propre réflexion sur les faits passés ("à ses risques et périls" précise toutefois Ricoeur).
L'historien apparaît ainsi comme un passeur d'humanité dont la méthode est scientifique et l'objectif philosophique.
Texte
"Nous attendons de l'histoire une certaine objectivité, l'objectivité qui lui convient : c'est de là que nous devons partir et non de l'autre terme. Or qu'attendons-nous sous ce titre ? L'objectivité ici doit être prise en son sens épistémologique strict : est objectif ce que la pensée méthodique a élaboré, mis en ordre, compris et ce qu'elle peut ainsi faire comprendre. Cela est vrai des sciences physiques, des sciences biologiques ; cela est vrai aussi de l'histoire. Nous attendons par conséquent de l'histoire qu'elle fasse accéder le passé des sociétés humaines à cette dignité de l'objectivité. Cela ne veut pas dire que cette objectivité soit celle de la physique ou de la biologie : il y a autant de niveaux d'objectivité qu'il y a de comportements méthodiques. Nous attendons donc que l'histoire ajoute une nouvelle province à l'empire varié de l'objectivité.
Cette attente en implique une autre : nous attendons de l'historien une certaine qualité de subjectivité, non pas une subjectivité quelconque, mais une subjectivité qui soit précisément appropriée à l'objectivité qui convient à l'histoire. Il s'agit donc d'une subjectivité impliquée, impliquée par l'objectivité attendue. Nous pressentons par conséquent qu'il y a une bonne et une mauvaise subjectivité, et nous attendons un départage de la bonne et de la mauvaise subjectivité, par l'exercice même du métier d'historien.
Ce n'est pas tout : sous le titre de subjectivité nous attendons quelque chose de plus grave que la bonne subjectivité de l'historien ; nous attendons que l'histoire soit une histoire des hommes et que cette histoire des hommes aide le lecteur, instruit par l'histoire des historiens, à édifier une subjectivité de haut rang, la subjectivité non seulement de moi-même, mais de l'homme.
Mais cet intérêt, cette attente d'un passage - par l'histoire - de moi à l'homme, n'est plus exactement épistémologique, mais proprement philosophique : car c'est bien une subjectivité de réflexion que nous attendons de la lecture et de la méditation des oeuvres d'historien ; cet intérêt ne concerne déjà plus l'historien qui écrit l'histoire, mais le lecteur - singulièrement le lecteur philosophique -, le lecteur en qui s'achève tout livre, toute oeuvre, à ses risques et périls. Tel sera notre parcours : de l'objectivité de l'histoire à la subjectivité de l'historien ; de l'une et de l'autre à la subjectivité philosophique (pour employer un terme neutre qui ne préjuge pas de l'analyse ultérieure)."
- Paul Ricoeur, Histoire et Vérité (1955), Partie I : "Vérité dans la connaissance de l'histoire", Chapitre I : "Perspectives critiques", "Objectivité et subjectivité en histoire", Le Seuil, 1967, p. 23-24.
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