mercredi 6 juillet 2016

"Chacune des choses dont nous sommes propriétaires est susceptible de deux usages différents"

Commentaire

La Politique (ou Les Politiques) est un traité composé de huit livres que l'on doit à Aristote (384-322 av. J.-C.). La réflexion d'Aristote porte sur la polis, c'est-à-dire la cité en grec. Il s'agit pour lui de l'une des formes les plus élaborées de société permettant aux hommes de parvenir à la vie bienheureuse. En I, 2, Aristote a défini l'homme comme un "animal politique" : seul être parmi les animaux à disposer de la raison et du langage, il n'est véritablement lui-même que lorsqu'il s'associe et discute avec ses semblables au meilleur moyen de parvenir au souverain bien : le bonheur. 

Le texte ci-dessous est extrait du livre I, chapitre 9 qui porte sur la chrématistique et la monnaie. La chrématistique est la partie de l'économie qui s'intéresse à la production des richesses. Aristote commence par distinguer la valeur d'échange et la valeur d'usage des choses, puis il critique ceux qui accordent à la valeur d'échange une importance telle qu'ils en oublient la valeur d'usage des biens qui sont échangés. L'échange ne doit pas être une fin en soi, de même que la monnaie qui n'est qu'un moyen de le réaliser.

Pour Aristote, "chacune des choses dont nous sommes propriétaires est susceptible de deux usages différents". Ces deux usages correspondent à deux types de valeur différents :
  • la valeur d'usage : il s'agit de la valeur de la chose au regard de son utilité ;
  • la valeur d'échange : il s'agit de la valeur de la chose au regard de ce contre quoi elle peut être échangée (une paire de chaussures contre trente pommes). 

La distinction se fait par rapport à "l'usage propre" de la chose considérée. Aristote prend l'exemple d'une paire de chaussure : on peut soit la porter (valeur d'usage), soit l'échanger contre autre chose (valeur d'échange). C'est la valeur d'usage qui permet d'apprécier "l'usage propre" d'une paire de chaussures, c'est-à-dire qui permet d'appréhender son utilité réelle. La valeur d'échange peut certes procurer une utilité, notamment au marchand, mais il n'en fait pas un usage propre. Aristote précise que le marchand ne s'intéresse pas à "la chaussure en tant que chaussure" car "ce n'est pas en vue de l'échange qu'elle a été faite". Normalement, la chaussure a été fabriquée en vue d'être portée. C'est d'ailleurs ce critère que l'on va considérer au moment d'acheter une paire de chaussure. Autrement dit, le vendeur s'intéresse à la valeur d'échange de la chaussure (ce qu'il va gagner grâce à la vente), l'acheteur s'intéresse, lui, à la valeur d'usage (l'utilité que lui procure une paire de chaussure). 

Aristote dresse ensuite un historique de l'apparition de l'échange. A l'origine, dans les premières communautés structurées autour de la famille "la faculté d'échange ne joue aucun rôle". Les biens sont possédés en commun. La notion de propriété n'existe pas. L'échange suppose une communauté élargie. Sa forme initiale est le troc qui permet d'échanger des biens contre des biens d'une autre nature ("du vin contre du blé" par exemple). Mais à ce stade, on se trouve encore dans ce qu'Aristote appelle "le petit négoce", c'est pourquoi, "il n'est pas par nature une partie de la chrématistique" : dans le troc, l'échange ne sert qu'à la satisfaction des "besoins naturels" des hommes, il n'a pas encore pour but l'accumulation des richesses.

Cependant, si le troc n'est ni contre nature, ni de la chrématistique, il est toutefois un mode d'échange "dont dérive logiquement la forme élargie de l'échange". En effet, les échanges devenant de plus en plus importants, les hommes inventent la monnaie qui est un moyen plus pratique de transporter de la valeur. La valeur de la monnaie est d'abord liée à la quantité de métal (le fer, l'argent, etc.), puis on finit par apposer une empreinte dessus afin d'indiquer la quantité de valeur qu'elle symbolise pour s'éviter la peine de la mesurer à chaque échange. L'invention de la monnaie donne lieu à "une autre forme de la chrématistique", celle qui est déjà présente, mais de manière discrète, dans le petit négoce, mais qui vise encore surtout la satisfaction des besoins naturels du marchand. Cette nouvelle forme de chrématistique a pour objectif le "maximum de profit". A partir de là, on a considéré que la chrématistique s'identifiait à l'accumulation de la monnaie conçue justement comme richesse : "on pose souvent en fait la richesse comme n’étant rien d’autre qu’une abondance de numéraire". 

Mais certains, dont fait partie Aristote, critiquent cette vision et affirment que "la monnaie est une pure niaiserie". Deux arguments principaux sont mis en avant : tout d'abord, la monnaie est "entièrement conventionnelle", il suffit donc que ceux qui l'utilisent ne la reconnaissent plus comme valeur pour qu'elle perde toute utilité. Rappelons ici que la monnaie fiduciaire, qui désigne la monnaie papier, est une valeur qui repose entièrement sur la confiance à celui qui l'émet (fides en latin signifie "la foi"). Ensuite, la monnaie n'a pas de valeur d'usage, elle n'a qu'une valeur d'échange. La conséquence est qu'elle ne peut pas être considérée en elle-même comme une richesse. Il faut donc dénoncer la cupidité qui consiste à accumuler de la monnaie pour elle-même et dont l'exemple paroxystique est celui de Midas qui demanda à changer tout ce qu'il touchait en or et qui devint, par conséquent, incapable d'assurer la satisfaction de ses besoins élémentaires et naturels. 
Aristote va donc conclure à l'existence de deux types de chrématistique : 
  • la chrématistique naturelle : elle relève de l'économie domestique, les échanges permettent d'assurer la vie de la communauté ;
  • la chrématistique mercantile : elle relève de l'activité commerciale, les échanges visent essentiellement l'accumulation de la monnaie prise comme valeur en soi, "la monnaie est dans ce cas principe et fin de l'échange"

Marx retiendra dans son analyse du capitalisme la distinction entre valeur d'usage et valeur d'échange. L'ouvrier échange sa force de travail contre un salaire avec son patron. Or ce patron, pour pouvoir lui-même gagner sa vie, prélève sur ce travail de l'ouvrier une plus-value qui lui permet de réaliser un profit. Mais cette plus-value n'existe que grâce au surtravail, c'est-à-dire que grâce à la part de travail de l'ouvrier qui n'est pas rémunérée dans le processus de production. 

Texte

"Chacune des choses dont nous sommes propriétaires est susceptible de deux usages différents : l’un comme l’autre appartiennent à la chose en tant que telle, mais ne lui appartiennent pas en tant que telle de la même manière. L’un est l’usage propre de la chose, et l’autre est étranger à son usage propre. Par exemple, une chaussure a deux usages : l’un consiste à la porter et l’autre à en faire un objet d’échange l’un et l’autre sont bien des modes d’utilisation de la chaussure, car même celui qui échange une chaussure avec un acheteur qui en a besoin, contre de la monnaie ou de la nourriture, utilise la chaussure en tant que chaussure, mais il ne s’agit pas là toutefois de l’usage propre, car ce n’est pas en vue d’un échange que la chaussure a été faite. Il en est de même encore pour les autres objets dont on est propriétaire, car la faculté de s’échanger s’étend à eux tous, et elle a son principe et son origine dans l’ordre naturel, en ce que les hommes ont certaines choses en trop grande quantité et d’autres en quantité insuffisante. 

Pris en ce sens-là, il est clair aussi que le petit négoce n’est pas par nature une partie de la chrématistique, puisque, dans la mesure exigée pour la satisfaction de leurs besoins, les hommes étaient dans la nécessité de pratiquer l’échange. Certes, dans la première forme de communauté (c'est-à-dire la famille), il est manifeste que la faculté d'échange ne joue aucun rôle, son utilité se montre seulement quand la communauté s'élargit. En effet, les membres de l'association primitive possédaient toutes choses en commun ; puis, une fois divisés en familles distinctes, ils maintinrent la possession commune pour de nombreux biens, et en répartirent d'autres, qui durent, selon les besoins, faire l'objet d'échanges réciproques, comme cela se pratique encore chez un grand nombre de nations barbares, qui se servent du troc pour échanger l'une contre l'autre les choses utiles à la vie, mais rien de plus : on donne, par exemple, et on reçoit du vin contre du blé, et ainsi de suite pour toutes les denrées analogues. 

Un tel mode d'échange n'est ni contre nature, ni une forme quelconque de chrématistique proprement dite (puisqu'il est, avons-nous dit, destiné à suffire à la satisfaction de nos besoins naturels). Cependant c'est de lui que dérive logiquement la forme élargie de l'échange. En effet, quand se développa l'aide que se prêtent les divers pays par l'importation des produits déficitaires et l'exportation des produits en excédent, l'usage de la monnaie s'introduisit comme une nécessité. Car les différentes choses nécessaires à nos besoins naturels n'étant pas toujours d'un transport facile, on se mit par suite mutuellement d'accord, en vue des échanges, pour donner et recevoir une matière de nature telle que, tout en gardant une utilité intrinsèque, elle offrit l'avantage de se transmettre aisément de la main à la main pour assurer les besoins vitaux ; on prit, par exemple, le fer, l'argent, ou tout autre métal de ce genre, dont au début on détermina la valeur simplement par la grandeur et le poids, mais finalement on y apposa une empreinte, pour échapper à la peine de le mesurer, l'empreinte étant mise comme signe de la quantité de métal. 

Une fois la monnaie inventée à cause de la nécessité de l'échange, une autre forme de la chrématistique vit le jour, le petit négoce, qui tout d'abord se fit probablement d'une manière toute simple, mais prit ensuite, sous l'action de l'expérience, une allure plus savante, en cherchant les sources et les méthodes d'échange destinées à procurer le maximum de profit. De là vient l'idée que la chrématistique a principalement rapport à la monnaie, et que son rôle est d'être capable d'étudier les sources où l'on trouvera de l'argent en abondance, car cet art-là semble être créateur de richesse et de biens. Et, en effet, on pose souvent en fait la richesse comme n’étant rien d’autre qu’une abondance de numéraire, parce que c’est à la monnaie qu’ont rapport la chrématistique et sa forme mercantile. 

À d’autres moments, en revanche, on est d’avis que la monnaie est une pure niaiserie, une chose entièrement conventionnelle et sans rien de naturel, parce que, ceux qui s’en servent venant à lui substituer un autre étalon, elle perd toute valeur, et aussi parce qu’elle n’est d’aucune utilité pour les diverses nécessités de la vie, et que, tout en disposant de moyens monétaires considérables, on pourra souvent manquer de la nourriture la plus indispensable. C’est cependant une étrange richesse que celle dont la possession n’empêche pas de mourir de faim, comme cela arriva au fameux Midas de la Fable, dont la prière, cupide au-delà de toute mesure, avait pour effet de changer en or tout ce qu’on lui présentait ! 

Aussi cherche-t-on à établir une notion toute différente de la richesse et de l’art de l’acquérir, et cette recherche se justifie. En effet, l’art naturel d’acquérir des richesses et la richesse naturelle sont tout autre chose que ce que nous venons de voir. La chrématistique naturelle relève de l’économie domestique, tandis que le commerce est l’art de créer des richesses, non pas de toute façon, mais seulement par le moyen d’échange de biens. Et c’est cette dernière forme qui, semble-t-il, a rapport à la monnaie, car la monnaie est dans ce cas principe et fin de l’échange."

- Aristote, Les Politiques, Livre I, chap. 9, 1257a-1257b, trad. J. Tricot, Vrin, coll. Bibliothèque des textes philosophiques, 2005, p. 56-60.

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