dimanche 31 juillet 2016

Cours - Les échanges

Introduction

Un échange désigne une opération par laquelle on donne un bien contre un autre bien ou contre de la monnaie. Il implique l'idée de réciprocité : on donne une chose contre une autre et les choses échangées sont considérées comme équivalentes. Par exemple, un pays donne un territoire en contrepartie d'un autre. On donne toujours quelque chose en échange de quelque chose d'autre supposée avoir une valeur comparable. En ce sens, l'échange se distingue du don, qui lui semble sans réciprocité, gratuit. 

Mais si l'échange suppose réciprocité, il sous-entend également qu'il procure un avantage à celui qui échange. En effet, pour qu'il y ait échange, il faut toujours un intérêt à l'échange et donc l'idée en arrière plan d'un avantage. La valeur d'échange se distingue ainsi de la valeur d'usage : l'utilité que j'ai d'un bien n'est pas toujours égale à ce que d'autres seraient prêts à donner pour l'acquérir. Si j'ai trois manteaux et pas de chaussures, j'ai intérêt à échanger un manteau contre une paire de chaussure avec quelqu'un qui a trois paires de chaussures et pas de manteau. Nous avons tous deux intérêt à l'échange parce que nous n'accordons pas la même valeur d'usage à ce que nous échangeons. 

Le marché est l'instrument qui va permettre la rencontre de cette offre et de cette demande. L'échange est marchand lorsqu'il est à visée commerciale, c'est-à-dire lorsqu'il consiste à acheter un bien non pour en faire usage, mais pour la revendre et donc en tirer un profit. Cet instrument permet de transporter les ressources les moins valorisées vers les acheteurs qui en ont le plus besoin. A l'origine, les échanges étaient limités à du troc, on échangeait une chose contre une autre. L'invention de la monnaie a permis de mesurer la valeur des biens échangés et a favorisé par la même occasion les échanges en ne nécessitant plus de transporter d'énormes cargaisons de biens. L'argent est ainsi devenu un étalon de mesure et le marché le moyen de donner aux choses leur véritable prix. 

En quoi l'argent et le marché n'épuisent cependant pas les enjeux des échanges interhumains ?

1/ Valeur d'usage, valeur d'échange

Dans La Politique (ou Les Politiques), plus précisément au livre I, chapitre 9, Aristote (384-322 av. J.-C.) analyse la chrématistique et la monnaie. La chrématistique est la partie de l'économie qui s'intéresse à la production des richesses. Il commence par distinguer la valeur d'échange et la valeur d'usage des choses, puis il critique ceux qui accordent à la valeur d'échange une importance telle qu'ils en oublient la valeur d'usage des biens qui sont échangés. L'échange ne doit pas être une fin en soi, de même que la monnaie qui n'est qu'un moyen de le réaliser.
Pour Aristote, "chacune des choses dont nous sommes propriétaires est susceptible de deux usages différents". Ces deux usages correspondent à deux types de valeur différents :
  • la valeur d'usage : il s'agit de la valeur de la chose au regard de son utilité ;
  • la valeur d'échange : il s'agit de la valeur de la chose au regard de ce contre quoi elle peut être échangée (une paire de chaussures contre trente pommes). 

La distinction se fait par rapport à "l'usage propre" de la chose considérée. Aristote prend l'exemple d'une paire de chaussure : on peut soit la porter (valeur d'usage), soit l'échanger contre autre chose (valeur d'échange). C'est la valeur d'usage qui permet d'apprécier "l'usage propre" d'une paire de chaussures, c'est-à-dire qui permet d'appréhender son utilité réelle. La valeur d'échange peut certes procurer une utilité, notamment au marchant, mais il n'en fait pas un usage propre. Aristote précise que le marchand ne s'intéresse pas à "la chaussure en tant que chaussure" car "ce n'est pas en vue de l'échange qu'elle a été faite". Normalement, la chaussure a été fabriquée en vue d'être portée. C'est d'ailleurs ce critère que l'on va considérer au moment d'acheter une paire de chaussure. Autrement dit, le vendeur s'intéresse à la valeur d'échange de la chaussure (ce qu'il va gagner grâce à la vente), l'acheteur s'intéresse, lui, à la valeur d'usage (l'utilité que lui procure une paire de chaussure). 

Aristote dresse ensuite un historique de l'apparition de l'échange. A l'origine, dans les premières communautés structurées autour de la famille "la faculté d'échange ne joue aucun rôle". Les biens sont possédés en commun. La notion de propriété n'existe pas. L'échange suppose une communauté élargie. Sa forme initiale est le troc qui permet d'échanger des biens contre des biens d'une autre nature ("du vin contre du blé" par exemple). Mais à ce stade, on se trouve encore dans ce qu'Aristote appelle "le petit négoce", c'est pourquoi, "il n'est pas par nature une partie de la chrématistique" : dans le troc, l'échange ne sert qu'à la satisfaction des "besoins naturels" des hommes, il n'a pas encore pour but l'accumulation des richesses.

Cependant, si le troc n'est ni contre nature, ni de la chrématistique, il est toutefois un mode d'échange "dont dérive logiquement la forme élargie de l'échange". En effet, les échanges devenant de plus en plus importants, les hommes inventent la monnaie qui est un moyen plus pratique de transporter de la valeur. La valeur de la monnaie est d'abord liée à la quantité de métal (le fer, l'argent, etc.), puis on finit par apposer une empreinte dessus afin d'indiquer la quantité de valeur qu'elle symbolise pour s'éviter la peine de la mesurer à chaque échange. L'invention de la monnaie donne lieu à "une autre forme de la chrématistique", celle qui est déjà présente, mais de manière discrète, dans le petit négoce, mais qui vise encore surtout la satisfaction des besoins naturels du marchand. Cette nouvelle forme de chrématistique a pour objectif le "maximum de profit". A partir de là, on a considéré que la chrématistique s'identifiait à l'accumulation de la monnaie conçue justement comme richesse : "on pose souvent en fait la richesse comme n’étant rien d’autre qu’une abondance de numéraire". 

Mais certains, dont fait partie Aristote, critiquent cette vision et affirment que "la monnaie est une pure niaiserie". Deux arguments principaux sont mis en avant : tout d'abord, la monnaie est "entièrement conventionnelle", il suffit donc que ceux qui l'utilisent ne la reconnaissent plus comme valeur pour qu'elle perde toute utilité. Rappelons ici que la monnaie fiduciaire, qui désigne la monnaie papier, est une valeur qui repose entièrement sur la confiance à celui qui l'émet (fides en latin signifie "la foi"). Ensuite, la monnaie n'a pas de valeur d'usage, elle n'a qu'une valeur d'échange. La conséquence est qu'elle ne peut pas être considérée en elle-même comme une richesse. Il faut donc dénoncer la cupidité qui consiste à accumuler de la monnaie pour elle-même et dont l'exemple paroxystique est celui de Midas qui demanda à changer tout ce qu'il touchait en or et qui devint, par conséquent, incapable d'assurer la satisfaction de ses besoins élémentaires et naturels. 

Aristote va donc conclure à l'existence de deux types de chrématistique : 
  • la chrématistique naturelle : elle relève de l'économie domestique, les échanges permettent d'assurer la vie de la communauté ;
  • la chrématistique mercantile : elle relève de l'activité commerciale, les échanges visent essentiellement l'accumulation de la monnaie prise comme valeur en soi, "la monnaie est dans ce cas principe et fin de l'échange"

2/ Inaliénable liberté

Dans Les Politiques I,2, Aristote définissait l'homme comme "un animal politique", ce qui signifiait dans son esprit, animal social, la polis étant la cité grecque et renvoyant à la communauté politique dans laquelle tout homme s'insère naturellement à moins d'être une bête ou un dieu. Contrairement à lui, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) pense que l'état social n'est pas un état naturel à l'homme, mais que simplement, avec le temps, cet état social est devenu inévitable. Rousseau va donc rechercher les règles d'un contrat social permettant de préserver la liberté caractéristique de l'état de nature. Son entreprise est normative : il explique non pas le fonctionnement des institutions politiques, mais décrit ce que doit être l'Etat pour que le pouvoir s'exerce de façon légitime, donc conforme au droit.

Au livre I, 4 de son célèbre Contrat social (1762), sous-titré Principes du droit politique, Rousseau part du principe qu'aucun homme n'a d'autorité naturelle sur son semblable et que la force ne peut produire aucun droit. Le seul moyen pour que les hommes s'obligent entre eux est donc de recourir à une convention afin d'instituer un Etat. Rousseau est un théoricien du contrat ou contractualiste : les hommes vivent en société après avoir établi entre eux un contrat réglant le vivre ensemble. Cependant, à la différence de ses prédécesseurs qui s'inscrivent dans ce courant, il estime que la liberté ne peut pas faire l'objet d'un échange. 

En effet, selon Grotius, l'un des premiers penseurs contractualistes, un particulier peut choisir d'aliéner sa liberté et se rendre esclave d'un maître en échange des biens nécessaires à sa subsistance. Mais pour Rousseau, ce raisonnement ne tient pas pour un peuple entier : en effet, le peuple n'assure sa subsistance que de lui-même, il n'a donc pas besoin qu'un roi vienne y suppléer. Quant à Hobbes, un autre théoricien du contrat, il envisage d'échanger la liberté contre la sécurité : l'instauration d'un Etat puissant permettrait de garantir la tranquillité publique. Mais Rousseau lui répond que les ambitions de cet Etat, lorsqu'il est incarné par un roi, viennent malheureusement souvent remettre en cause cette tranquillité.

Ainsi, Rousseau affirme que "renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme". L'homme est né libre (ainsi s'ouvre Du Contrat social : "l'homme est né libre et partout il est dans les fers", I, 1) et cette liberté est un trait essentiel de son humanité. Comme il le souligne ensuite, "il n'y a nul dédommagement possible pour qui renonce à tout" (I, 4) : la liberté étant tout ce que possède l'homme à sa naissance, elle n'est pas un bien que l'on peut échanger. Il y a dans tout échange l'idée de réciprocité : or la liberté étant posée par Rousseau comme première et fondamentale, elle n'est susceptible d'aucun dédommagement. Rien ne la vaut. Pourquoi ? Parce que la liberté étant la condition même de tout droit, notamment celui de propriété, elle ne peut pas être échangée. La liberté est donc un bien qui ne peut être ni donné, ni vendu : elle est inaliénable au sens premier du terme, c'est-à-dire incessible, inéchangeable.

Rousseau affirme également que renoncer à sa liberté, c'est renoncer "aux droits de l'humanité". Se donner ou se vendre pose la question de l'engagement des générations qui suivent. Or quand bien même on renoncerait à sa liberté, Rousseau estime qu'on ne peut le faire pour ses enfants car ils naissent hommes et libres et leur liberté leur appartient, personne ne peut en disposer à leur place. Rousseau considère donc l'humanité comme disposant de droits et ces droits sont une conséquence de cette liberté. C'est parce que l'humanité est essentiellement libre qu'elle peut disposer de droits. 

Mais ce n'est pas tout : renoncer à sa liberté, c'est aussi renoncer "aux devoirs de l'humanité". Si l'on ôte la liberté à la volonté d'une personne, on ne peut plus juger moralement ses actions. Il est impossible de reprocher à quelqu'un d'avoir mal agi s'il n'avait pas la liberté de faire autrement. A supposer même que nous naissions esclave, que cela soit notre condition à la naissance, nous ne sommes tenus à aucune obligation du point de vue du droit, puisque précisément aucun droit ne nous est reconnu. Par conséquent, sans liberté il n'y a ni droit, ni devoir de l'humanité. La liberté apparaît ainsi comme la condition du droit et de la morale. 

Enfin, Rousseau analyse les conséquences absurdes d'un éventuel contrat qui serait établi entre un esclave et son maître. Un maître dispose de son esclave, c'est-à-dire qu'il possède sa liberté. L'esclave ne possède rien et son droit se confond avec celui de son maître. Le maître a tout droit sur lui. On ne peut donc pas parler d'un droit des esclaves, l'expression est contradictoire : "on n'est engagé à rien envers celui dont on a droit de tout exiger" remarque Rousseau. Par conséquent, cette convention est nulle parce qu'elle est "sans échange" : une fois la liberté donnée, les droits de l'esclave et les devoirs du maître sont dissous. Le fait d'aliéner sa liberté non seulement ne peut procurer plus aucun droit, mais il a pour conséquence également d'entraîner "la nullité de l'acte" : pas d'échange, point de convention.

3/ L'intérêt de l'échange

Dans De la richesse des nations (1776), ouvrage fondateur de l'économie moderne classique, Adam Smith (1723-1790) rompt avec la conception hobbésienne d'un état de nature conçu comme état de guerre. Smith analyse la situation initiale de l'homme comme étant celle du marchand. Dans son optique, les relations d'échange sont premières et régies par le marché où se rencontrent l'offre et la demande autour d'un prix. Ainsi, tant que la concurrence s'exerce librement, le marché est un lieu pacifié où s'ordonne l'interdépendance bien comprise des individus parce qu'ils ont besoin les uns des autres.

Le livre I, chapitre 2 porte, plus précisément, sur le principe rendant possible la division du travail : l'échange. La division du travail consiste en la séparation des tâches composant le processus de production afin de permettre à l'ouvrier de gagner en habilité, en temps et de favoriser l'accomplissement de tâches simples par des machines. Elle est évoquée au début de la Richesse des nations à travers l'exemple célèbre de la manufacture d'épingles (I, 1). L'échange en constitue le principe car Smith définit l'homme comme étant incapable de subvenir seul à ses besoins : il a naturellement besoin des autres pour vivre. Mais en outre, la somme de ces échanges est spontanément harmonieuse : chacun en recherchant son intérêt propre se trouve conduit par une "main invisible" et remplit ainsi une fin "qui n'entre nullement dans son intention" (Richesse des nations, IV, 2). En échangeant, sans s'en rendre compte, l'homme fait société.

En I, 2, Adam Smith revient sur l'origine de cette division des tâches : il ne faut pas l'attribuer à "l'effet d'une sagesse humaine" dont l'objectif serait d'accroître "cette opulence générale qui en est le résultat", mais à "un certain penchant naturel à tous les hommes", celui de l'échange. Autrement dit, pour Smith, l'échange est une tendance naturelle, une inclination, un désir qui tient à notre nature humaine. D'où l'idée que le libre-échange constitue en lui-même un principe vertueux : c'est l'échange qui engendre la division du travail et la division du travail qui renforce l'interdépendance des hommes entre eux.

Il convient toutefois de souligner que Smith ne cherche pas à trancher le débat qui oppose ceux qui tiennent l'échange comme une composante de notre nature humaine ou bien comme le résultat de l'usage de la raison et de la parole. Il se borne à constater deux choses :
  • l'échange est "commun à tous les hommes" ; 
  • il est le propre de l'homme puisqu'on ne l'aperçoit chez aucune autre espèce d'animaux. 

L'échange au sens smithien apparaît comme une sorte de contrat. Or, ainsi qu'il le remarque, "on n'a jamais vu de chien faire de propos délibéré l’échange d’un os avec un autre chien". Il distingue ainsi :
  • le concours accidentel des passions : par exemple, deux lévriers qui courent le même lièvre donnent l'impression d'agir de concert en se renvoyant la proie, mais ils ne font en réalité que suivre leurs instincts car ils n'ont passé aucun accord pour coordonner leurs actions ;
  • l'échange : il est le fruit d'un accord, d'un contrat, "ceci est à moi, cela est à toi ; je te donnerai l’un pour l’autre".

Smith insiste bien sur ce point : le chien qui, assistant au dîner de son maître, cherche à obtenir de quoi se nourrir ou bien l'enfant qui caresse sa mère pour gagner sa faveur ne réalisent pas un échange. Il en va de même pour l'homme qui, par des flatteries et des attentions serviles, essaie de s'attirer les bonnes grâces de quelque personnalité importante. Ces comportements sont basés sur la séduction et ils ne permettent d'emporter l'amitié que d'un petit nombre de personnes. Or l'homme a besoin pour vivre "du concours d'une multitude d'hommes" selon Smith.

A mesure que la société s'accroît, les échanges se développent, l'homme se spécialise dans un métier selon ses aptitudes, il devient boucher, marchand de bière ou boulanger. Ainsi, plus cette tendance naturelle à échanger s'affirme, plus la division du travail augmente et, du même coup, l'interdépendance des hommes entre eux. En effet, si l'animal une fois adulte peut vivre seul, l'homme en revanche "a presque continuellement besoin du secours de ses semblables". Comment donc va-t-il assurer sa survie ?

Il vaut mieux pour lui ne pas compter seulement sur la bienveillance des hommes, mais s'adresser "à leur intérêt personnel". Or c'est justement en quoi consiste l'échange :"Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même". Dans l'échange, il s'agit de persuader autrui que son avantage est de faire ce que l'on attend de lui. On n'échange pas par humanité, mais par égoïsme, non pour satisfaire les besoins d'autrui, mais bien pour son avantage propre. D'où la conclusion que tire Smith : "Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts". L'échange est juste parce qu'il repose sur la réciprocité des intérêts personnels, chacun satisfaisant à travers lui un besoin propre et ce serait une erreur de venir contrarier ces intérêts individuels parce qu'il est plus efficace de compter sur eux pour satisfaire nos propres besoins que d'attendre que cela vienne de la bienveillance d'autrui.

4/ Le pouvoir de l'argent

Dans le troisième manuscrit des Manuscrits de 1844, Karl Marx (1818-1883) développe ses réflexion sur le pouvoir de l'argent dans la société bourgeoise. L'argent engendre une fascination chez les hommes. Il a pour qualité de pouvoir presque tout acheter et tend donc à passer pour tout puissant à leurs yeux. Marx s'interroge sur l'essence de l'argent et cherche à déterminer l'origine de son pouvoir. Pour cela, il mobilise deux extraits d'oeuvre théâtrale : Faust de Goethe et Timon d'Athènes de Shakespeare. 

Marx analyse tout d'abord une remarque de Méphistophélès dans Faust. Méphistophélès incarne un représentant du diable qui propose un marché au Docteur Faust : la jeunesse et le bonheur en échange de son âme. Cette tirade explique que l'argent ne peut certes pas tout acheter (les mains, les pieds, la tête restent la possession de Faust), mais il reste néanmoins une puissance permettant de s'emparer de la force des hommes et ainsi faire "tout comme si" nous avions "vingt-quatre pattes". L'argent introduit ainsi un certain rapport à l'autre : ce que nous achetons avec l'argent, c'est la force d'autrui. En ce sens, l'argent est éminemment social.

L'argent permet d'augmenter sa propre force au moyen de la force des autres : "ma force est tout aussi grande que la force de l'argent". Il est une puissance qui conduit à définir, voire à modifier, l'essence même de l'individu. Il a donc, en plus de sa dimension sociale, une fonction créatrice qui réside dans sa capacité à faire illusion, à faire "comme si". Cette fonction est renforcée par l'universalité de l'argent qui est aussi une capacité à tout acheter, son être même consistant à être une puissance d'achat. Or ce que l'argent peut acheter est a priori indéterminé, c'est en ce sens qu'il est puissance et aussi ce qui amène les hommes à le considérer comme tout-puissant.

Marx analyse ensuite deux passages du Timon d'Athènes qui permettent de mettre en lumière deux caractéristiques essentielles de l'argent, il est :
  • une divinité : la "divinité visible" qui "fait fraterniser les impossibilités" ;
  • un entremetteur : "l'entremetteur universel des hommes et des peuples"

Shakespeare montre en effet que l'argent permet de transformer les qualités humaines en leur contraire. L'argent a le pouvoir de rendre le laid beau : un homme riche peut, grâce à son argent, épouser une femme belle. Comme le souligne Marx, "ce que l'argent peut acheter, je le suis moi-même" : l'argent ne rend pas beau au sens propre du terme, mais il a le pouvoir d'annuler l'effet de la laideur qui consiste à être repoussant. Il en va de même pour les autres qualités mentionnées dans le passage : le juste, le noble, le jeune, le vaillant, etc. L'argent permet d'être honoré de ses semblables, quand bien même un homme serait le plus malhonnête des hommes. L'or embaume toutes "les plaies hideuses" conclut Shakespeare, d'où son caractère divin : l'argent a une fonction démiurgique, il inverse les qualités, il donne l'illusion du bien à partir du mal.

Shakespeare met également en avant le rapport servile que l'argent introduit entre les hommes. L'humanité est décrite par lui comme "esclave" de l'argent. L'argent est ambivalent car il peut être à la fois facteur de dissension et facteur d'union. Il permet ainsi d'unir les hommes entre eux, mais il est aussi ce qui les sépare : il abêtit les hommes et les conduit à s'entre-déchirer. C'est en ce sens que l'argent apparaît à Marx comme "le lien de tous les liens", "le vrai moyen d'union", "la force chimique universelle de la société". Les hommes se soumettent pour de l'argent, ils s'unissent et ils se battent également pour lui. Dans tous les cas, il demeure ce qui relie les hommes entre eux, il est ce qui fait lien, ce qui permet à la société d'exister, mais aussi ce qui la menace.

5/ Le don et le contre don

Dans son Essai sur le don (1926), sous-titré Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, l'anthropologue Marcel Mauss (1872-1950) montre que les phénomènes économiques s'insèrent dans une logique plus globale que celle qui régit les échanges marchands et qui ne se réduit pas à celle du calcul d'intérêt mercantile identifié par Adam Smith. En étudiant les sociétés archaïques (au sens étymologique du terme : arkhê en grec désigne "le principe"), Mauss montre que les échanges ont une nature éminemment sociale et qu'ils proviennent d'un système complexe de don et contre-don.

Mauss remarque que dans de nombreuses sociétés, les échanges prennent la forme de cadeaux qui apparaissent comme volontaires d'un point de vue théorique, mais qui sont en réalité faits et rendus de manière obligatoire. Ces échanges constituent des phénomènes sociaux totaux, c'est-à-dire qu'ils sous-tendent et que s'y expriment toutes sortes d'institutions tels que la religion, le droit, la morale, la politique, la famille ou l'économie. Il s'intéresse plus particulièrement à ce caractère du don qui implique qu'il soit obligatoirement rendu. Il interroge les forces à l'oeuvre qui obligent le donataire à rendre le don sous forme d'un contre-don.

Mauss ne réfléchit pas abstraitement à la nature des échanges comme le ferait un philosophe, mais il analyse les récits d'anthropologues qui décrivent comment ils se font dans les sociétés primitives, c'est-à-dire première par rapport à nous. Or il remarque que ces échanges non seulement ne se cantonnent pas à la sphère des biens, mais en outre, qu'ils ne sont pas de nature pacifique. Pour Mauss, les échanges à l'état de nature sont par essence agonistiques, c'est-à-dire conflictuels : ils expriment une lutte. Mauss critique ainsi la vision classique de l'échange qui est celle de l'économie naturelle propre à Aristote où les individus passent un marché visant à échanger des biens et des richesses. L'échange est, en réalité, un phénomène plus global et plus complexe.

Mauss estime d'abord que "dans les économies qui ont précédé les nôtres, on ne constate pour ainsi dire jamais de simples échanges de biens". Il soulève trois arguments principaux contre la vision classique des échanges primitifs :
  • ce ne sont pas des individus qui échangent, mais "des collectivités qui s'obligent mutuellement" : à l'origine, l'échange comporte une dimension sociale, à travers lui, différents groupes s'affrontent ; nous sommes ici loin de la représentation chère à Montesquieu d'un doux commerce portant à la paix (De l'Esprit des lois, XX, 2) ;
  • ce ne sont pas seulement des biens qu'on échange, mais aussi et avant tout "des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires" : lorsqu'on analyse l'échange dans une société, il ne faut pas se limiter à l'échange marchand car le marché et la circulation des richesses ne résument pas, à eux seuls, ce phénomène ;
  • les échanges ont certes une forme volontaire, mais ils comportent fondamentalement une dimension obligatoire "à peine de guerre" : lorsqu'un groupe offre un cadeau, fait un don, le groupe qui le reçoit devient redevable et se trouve ainsi obligé de rendre sous-forme de contre-don le don reçu. 

Autrement dit, l'échange comporte trois dimensions essentielles négligées par la tradition classique : il est social, global et obligatoire. Pour cette raison, Mauss préfère parler de "système de prestations totales" pour ne pas limiter les échanges aux simples biens et services, mais élargir ceux-ci y compris à ce qui en semble le plus éloigné, à savoir le don et le contre-don.

Mauss analyse ensuite ce qui lui paraît constituer "une forme typique" de ce système de prestations totales chez les Indiens de la côte du Pacifique nord : le potlatch. Par ce terme qui signifie en langue chinook "nourrir", "consommer", il désigne un comportement culturel que l'on peut observer au cours d'une cérémonie solennelle et qui consiste pour le chef d'un clan à faire un don ou une destruction à caractère sacré ou rituel tout en lançant au chef donataire le défi de faire un don équivalent. Derrière ce système de don et contre-don, il existe, selon Mauss, un "principe de la rivalité et de l'antagonisme" : le potlatch constitue une lutte parfois à mort entre deux chefs rivaux. 

Le potlatch représente une forme rudimentaire et religieuse de l'échange. Les dons qui sont réalisés expriment la valeur du clan qui les fait. Ils sont fondamentalement politiques : un moyen de manifester un changement de statut, de se montrer digne de sa position et de dominer le clan adverse. Comme il faut être généreux, il importe aussi de pouvoir rendre : donner peu, être incapable de rendre, c'est être ruiné, mais surtout humilié et déchu. La magnificence a le caractère d'un défi que l'on se lance en donnant beaucoup et que l'on relève en donnant plus encore. On trouve des survivances de ce phénomène dans les sociétés contemporaines, notamment dans l'offre de cadeaux, l'organisation de réception et de cérémonies somptuaires comme les mariages. Ces cérémonies, malgré leur aspect gratuit, dissimulent des enjeux sociaux et politiques.

6/ L'échange des femmes

Dans le chapitre IV de sa thèse de doctorat intitulée Les Structures élémentaires de la parenté (1949), l'anthropologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009) analyse la règle de la prohibition de l'inceste, c'est-à-dire l'interdiction d'entretenir des relations sexuelles avec ses parents proches. Cette règle lui apparaît comme propre à toute société et, de ce fait, elle est universelle. Mais surtout, cette règle marque la démarcation entre les faits de nature et les faits de culture car, à travers elle, s'organise le passage de la parenté biologique à l'union choisie. Elle se situe ainsi au croisement de l'existence biologique et de l'existence sociale de l'homme.

Bien entendu, cette règle de la prohibition de l'inceste dispose de frontières fluctuantes selon les cultures, mais elle reste identifiable formellement dans toute société. Elle est marquée pour une part par la biologie, la nécessité de l'union des sexes pour assurer la reproduction, mais elle témoigne aussi d'une indifférence de la nature quant aux choix des alliances et des partenaires. Autrement dit, il s'agit d'une forme vide qui, chez l'homme, est investie d'un contenu culturel venant définir des interdits. Mais elle n'est ni purement culturelle, ni purement naturelle. Elle comprend un dosage d'éléments composites emprunté à la nature et à la culture. 

La prohibition de l'inceste constitue négativement une interdiction. Mais Lévi-Strauss explique qu'il ne s'agit que de "l'aspect superficiel de la prohibition". En effet,  interdire l'usage sexuel de certains membres d'un groupe humain implique l'existence d'un autre groupe où cet usage est permis. En ce sens, prohibition de l'inceste et exogamie sont liées. L'exogamie désigne la coutume suivant laquelle les mariages se font entre les membres de clans différents. Or cette coutume suppose l'échange entre des groupes humains : "la prohibition de l'usage sexuel de la fille ou de la soeur contraint à donner en mariage la fille ou la soeur à un autre homme, et, en même temps, elle crée un droit sur la fille ou la soeur de cet autre homme". Ici réside "la contrepartie positive" de l'interdiction : "la défense équivaut à une obligation ; et renonciation ouvre la voie à une revendication". L'interdiction crée une obligation pour le groupe et un droit pour l'autre groupe. Elle prend sens une fois mise en perspective par la nécessité d'échanger les femmes pour assurer la survie du groupe.

L'inverse de l'exogamie est l'endogamie : il s'agit de la coutume qui oblige les membres de certaines tribus à se marier en son sein. Lévi-Strauss explique que la vraie endogamie consiste, en réalité, à refuser la reconnaissance de la possibilité du mariage en dehors de la communauté. Elle est généralement une endogamie de classe et correspond bien souvent à la notion de classe sociale : on se marie plus volontiers avec une personne issue de la même classe sociale que soi. En revanche, l'endogamie fonctionnelle n'est que l'envers de l'exogamie et ne s'explique qu'en fonction de celle-ci : par exemple, le mariage entre cousins peut, d'un certain point de vue, être appréhendé comme de l'endogamie relativement au groupe familial, mais il peut aussi être perçu comme le renforcement d'une alliance avec une branche opposée. 

Lévi-Strauss s'intéresse plus particulièrement à l'exogamie dont la prohibition de l'inceste est une composante en tant que règle à respecter dans le cadre de l'échange des femmes en vue du mariage. Elle lui apparaît d'abord et avant tout comme "une règle de réciprocité" : une femme qui nous est interdite est en même temps offerte à un autre groupe, qu'il soit défini par les institutions ou bien qu'il renvoie à une collectivité indéterminée et ouverte. Elle est la condition de possibilité d'un échange. Dans notre société par exemple, ce qu'on appelle "nos proches", notre famille, fait l'objet d'un interdit sexuel. La prohibition de l'inceste et l'exogamie peuvent être confondues dans la mesure où sur le plan formel, il s'agit bien de régler la légitimité du  choix du partenaire sexuel en vue de l'échange des femmes. 

Dans tout système matrimonial, c'est-à-dire reposant sur le mariage, la prohibition de l'inceste consiste à interdire l'usage d'une femme afin qu'elle devienne disponible pour un autre homme. C'est pourquoi "le contenu de la prohibition n'est pas épuisé dans le fait de la prohibition", la prohibition de l'inceste en effet "n'est instaurée que pour garantir et fonder [...] un échange". Lorsque se met en place une règle de ce type au sein d'une communauté, c'est parce qu'il y a nécessité de l'échange des femmes. L'autre groupe avec lequel l'échange se fait, met nécessairement en place un interdit formellement similaire pour rendre d'autres femmes disponibles et ainsi permettre l'échange. C'est en ce sens qu'il y a réciprocité, sinon on se trouve dans l'endogamie pure, ce qui n'existe pas.

En résumé, la prohibition de l'inceste permet tout d'abord de rendre disponible une femme pour l'échange avec un autre groupe social, mais plus fondamentalement, cette règle instaure la condition de possibilité de l'échange avec cet autre groupe : interdire l'usage sexuel d'une femme, c'est en même temps et réciproquement se préparer à en recevoir une autre en échange. Ici se joue l'idée que l'homme est fondamentalement un être de culture. L'universalité de la prohibition doit se comprendre en lumière avec le cheminement réalisé dans le cadre de cet échange vers la culture. En effet, l'interdit de l'inceste oblige la femme à quitter son milieu naturel, c'est-à-dire la famille où elle est née et a grandi, pour rejoindre le milieu culturel de son époux où se trouvent d'autres hommes étrangers à sa propre famille. Par conséquent, le mariage exogamique qui prohibe l'inceste se présente, aux yeux de Lévi-Strauss, comme un passage de la nature à la culture.

Conclusion

Aristote distingue la valeur d'usage et la valeur d'échange d'une chose : la valeur d'usage est l'utilité que me procure un bien, alors que sa valeur d'échange est le prix que l'on m'en donne pour l'acquérir. Il critique également l'accumulation de monnaie pour elle-même, qu'il appelle chrématistique mercantile. Pour lui, les échanges ne doivent pas avoir pour fin l'argent, mais la vie en société. 

Pour Rousseau, tout ne s'échange pas, et c'est le cas plus particulièrement de la liberté qui est inaliénable, c'est-à-dire incessible. Comme elle est la condition du droit et de la morale, la liberté ne peut pas s'échanger : tout homme naît libre et ne peut faire qu'il en soit autrement. Il convient donc de dénoncer comme nuls tous les pactes qui conduisent à échanger cette liberté contre quelque chose d'autre.

Adam Smith montre que l'échange de biens constitue le meilleur moyen d'accroître la satisfaction des besoins des individus. Ceux-ci sont d'autant plus motivés qu'on s'adresse à leur intérêt personnel plutôt qu'à la recherche de leur bienveillance à notre égard. Le marché constitue donc un outil essentiel du vivre ensemble dans la mesure où il renforce l'interdépendance des individus entre eux. 

Marx considère que l'argent dispose d'un pouvoir propre car il est fondamentalement une puissance d'achat. Les hommes le considèrent comme une divinité capable de faire, par exemple, que le laid soit beau ou que le mauvais soit bon. En outre, il apparaît comme un entremetteur, c'est-à-dire un intermédiaire entre les hommes qui va permettre la vie en société.

A travers l'analyse du potlatch, forme typique de l'échange qu'il appelle système de prestations totales, Mauss montre que le don n'est jamais gratuit, mais comporte toujours l'obligation de rendre par l'intermédiaire d'un contre don : c'est ainsi que ces chefs indiens prouvent leur valeur en faisant preuve de générosité. L'échange est donc social (il concerne la collectivité), global (il est non limité aux biens) et obligatoire (il faut rendre). 

Enfin, Claude Lévi-Strauss, à travers l'analyse de la règle de la prohibition de l'inceste, explique que l'interdit sexuel est à comprendre positivement comme la nécessité pour un groupe humain d'échanger les femmes, c'est-à-dire non seulement de rendre disponible une femme pour autrui, mais aussi d'en obtenir une par réciprocité. Par ces échanges, l'homme manifeste qu'il est un être à la fois de nature et de culture.

1 commentaire:

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