dimanche 3 juillet 2016

Cours - La société

Introduction

La société désigne un groupe de personnes qui s'unit en vue d'un intérêt commun. Par exemple, les entreprises sont des sociétés créées dans un but industriel ou commercial, les partis politiques oeuvrent, comme leur nom l'indique, dans un but politique, quant aux associations, elles ont généralement des objectifs caritatifs. En ce sens, la société est comprise comme un synonyme d'association, acception que son étymologie latine vient souligner : "association" se dit en latin societas et vient de socius qui désigne "le compagnon, l'associé, l'allié".

Mais la société est aussi, plus généralement, une communauté d'individus qui partagent ensemble un certain nombre de biens et de valeurs. On parle ainsi, par exemple, de la société française. Les individus qui la composent sont reliés par ce qu'on appelle le lien social. Il s'incarne à travers le temps dans des institutions qui assurent l'existence et la permanence de la société (l'école, l'Etat, les lois). Or s'il est loisible à chacun de s'associer ou non, il semble plus difficile d'échapper à la société prise en ce deuxième sens. En effet, les marginaux eux-mêmes sont moins ceux qui vivent en dehors de la société qu'à sa marge, donc encore à l'intérieur.

Certains philosophes font l'hypothèse de l'existence d'un état de nature. L'état de nature est un état antérieur à la vie sociale. Il s'agit à travers lui de réfléchir aux conditions d'existence à un moment où la société n'était encore qu'à sa forme balbutiante et de dégager ainsi les conditions ayant permis le passage à l'état social. Ces penseurs estiment ainsi que la société est le résultat d'un contrat passé entre les hommes. Cette réflexion laisse cependant entendre que l'homme n'est pas naturellement fait pour vivre en société.

Pour quelles raisons les hommes vivent-ils en société ?

1/ L'animal politique

Dans Les Politiques (I, 2), Aristote affirme que les hommes s'associent en vue d'un bien et que la cité (ou la communauté civique, ce que l'on pourrait appeler de nos jours l'Etat) réalise ce bien souverainement. Une cité est composée de villages, eux-mêmes composés de familles qui comprennent le père qui en est le chef, l'épouse, les enfants, les esclaves et les biens. Cette association en différentes communautés est naturelle pour Aristote car elles ont toutes pour fin d'assurer la vie, mais parmi elles, il valorise surtout la cité qui permet de procurer l'autosuffisance (autarkeia) à un groupe humain. 

Aristote estime que l'association en cité, c'est-à-dire la vie sociale, "fait partie des choses naturelles", c'est dire donc qu'elle est dans la nature de l'homme. Il en tire la conclusion en définissant l'homme en tant qu'"animal politique", c'est-à-dire un animal dont la spécificité est de vivre dans la polis, dans une cité, ou pour le dire avec le vocabulaire d'aujourd'hui : en société. Pour cette raison, on peut trouver parfois, selon les traductions de ce passage, "animal social" ou "animal civique". Il faut donc prendre le mot politique dans son sens étymologique : est politique ce qui à trait à la polis, à la cité. 

Naturellement donc l'homme n'est pas fait pour vivre seul. Par conséquent, "celui qui est hors cité" est un être sans foi ni loi nous dit Aristote qui reprend l'expression d'Homère. Mais il ajoute que "l'homme est un animal politique plus que n'importe quelle abeille" et même plus que tout autre animal qui vit en troupeau. De tous les animaux dont il fait partie, l'homme serait ainsi le plus politique d'entre eux. Pourquoi ? 

Aristote explique que c'est parce que "seul parmi les animaux l'homme a un langage". En effet, le langage (en grec logos qui signifie aussi raison) chez l'homme ne se réduit pas à la communication : d'autres animaux ont cette capacité de signifier par des sons ou divers signes qu'ils ressentent de la joie, de la peur ou de la douleur. Mais la spécificité du langage humain est qu'il permet de discuter des valeurs : de ce qui est bien ou mal, du juste ou de l'injuste.

Or la cité se trouve traversée de part en part par ces discussions : en dissertant sur nos visions propres du vivre-ensemble, nous constituons par la même occasion un espace politique commun. C'est en cela que la cité constitue une forme d'association qui permet mieux que les autres d'assurer la vie en commun car la famille ou le village sont des communautés où le chef domine, c'est-à-dire donc où le débat n'a pas lieu entre égaux, contrairement à ce qui se passe dans la cité grecque entre les citoyens. 

Ainsi, loin de définir l'homme comme un animal politique au sens d'une bête brute prête à tout pour réussir dans ses entreprises - ce qui serait une vision assez proche de celle que l'on a habituellement de l'homme politique aujourd'hui - la définition d'Aristote invite à considérer l'homme comme celui qui vit en société parce qu'il est doué d'un langage lui permettant d'échanger rationnellement sur les conceptions du juste ou du bien.

2/ Le loup pour l'homme

C'est dans Du Citoyen (1642), et plus précisément dans son Epître dédicatoire, que l'on trouve la célèbre formule de Thomas Hobbes (1588-1679) : "l'homme est un loup pour l'homme". Elle est accompagnée d'une formule qui laisse entrevoir la possibilité d'une modération des ardeurs de la partie lupine de l'homme : "l'homme est un dieu pour l'homme". L'homme est en effet capable à la fois de choses divines telles que de faire preuve de justice ou de charité envers son prochain, mais aussi de recourir à la force et à la tromperie.

Dans cette Epître dédicatoire, il explique que jusqu'à présent, la science morale n'a pas été capable de faire autant de progrès que les sciences mathématiques, notamment la géométrie. Hobbes attribue cet échec au fait que personne n'a su trouver le bon point de départ. Or il consiste à s'apercevoir qu'il est dans la nature de l'homme de vouloir s'approprier certaines choses, que certains résistent et que de là apparaissent les guerres et autres calamités du même genre. Ainsi, il conclut que deux principes gouvernent la nature humaine : 
  • la "convoitise naturelle" : elle "porte chacun d'eux à désirer d'avoir en propre l'usage de toutes les choses que la nature leur a données en commun";
  • la "raison naturelle" : les hommes "s'efforcent autant qu'il leur est possible d'éviter la mort violente, comme le plus grand de tous les maux de la nature"
Dans Du Citoyen (I, 1), Hobbes s'inscrit d'emblée en opposition avec l'idée aristotélicienne d'une sociabilité naturelle de l'homme. Il critique cette conception car il l'identifie comme étant un postulat, c'est-à-dire un principe de départ qu'il faut obligatoirement admettre. La thèse d'Aristote qui définit l'homme comme animal politique revient à défendre l'idée qu'il se crée en tout homme un attachement naturel à la communauté politique dont il fait partie. A partir de là, Aristote estime selon Hobbes qu'il suffit que les hommes s'accordent sur un pacte social ainsi que sur des lois pour que l'ensemble de la communauté vive en paix. 

Mais Hobbes considère cette thèse comme une erreur et qui vient "d'une trop légère contemplation de la nature humaine". Il part en effet d'une anthropologie spécifique, c'est-à-dire d'une conception de la nature humaine, pour édifier sa doctrine politique. Le point central qui le distingue d'Aristote est que l'association des hommes ne répond pas à une nécessité naturelle, mais relève de l'accident. L'homme n'aime pas naturellement son prochain. Hobbes prouve cette affirmation en posant la question suivante : si c'était le cas alors "pourquoi chacun n'aimerait pas le premier venu, comme étant autant homme qu'un autre" ? On s'attache en effet aux gens de sa famille, de son village éventuellement aussi, mais on ne ressent aucun attachement particulier à l'égard d'un parfait inconnu. 

Il avance également deux autres arguments encore plus convaincants. Tout d'abord, si l'homme était naturellement un être social, comment expliquer ce sentiment si particulier de l'amitié, c'est-à-dire de l'élection, de la préférence d'un être par rapport aux autres ? L'amitié consiste à choisir quelqu'un pour le faire entrer dans un cercle privilégié, mais revient également à exclure aussi de fait tous les autres. Ensuite, l'autre argument de Hobbes consiste à dire qu'on ne se sociabilise pas dans n'importe quel cercle social : on choisit plus particulièrement celui où l'"on reçoit de l'honneur ou de l'utilité" et on évite, par conséquent, ceux qui ne nous apportent rien. On peut ainsi résumer ces deux arguments par le constat suivant : on ne s'associe pas avec n'importe qui. 

De ces diverses observations, Hobbes déduit que "nous ne cherchons pas de compagnons par quelque instinct de la nature ; mais bien l'honneur et l'utilité qu'ils nous apportent". Autrement dit, l'homme est sociable non par instinct, mais par intérêt. Cela fait toute la différence lorsqu'on réfléchit au moyen d'assurer la paix dans une société civile : il ne s'agit plus d'attendre des hommes qu'ils s'accordent sur les lois qui régissent la vie sociale, mais bien de se servir de l'intérêt qu'ils prendront à l'association. Or, si l'on suit la conception hobbesienne d'une nature humaine caractérisée par la convoitise et la raison, le meilleur moyen d'assurer la vie sociale consiste à agir sur les craintes et notamment la plus fondamentale d'entre elles, celle de la mort. Ainsi conclut Hobbes un peu plus loin dans ce chapitre : "c'est donc une chose tout avérée, que l'origine des plus grandes et plus durables sociétés, ne vient point d'une réciproque bienveillance que les hommes se portent, mais d'une crainte mutuelle qu'ils ont les uns des autres". 

3/ La propriété


Dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755), le philosophe genevois Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) répond à une question mise au concours par l'académie de Dijon : "Quelle est l'origine de l'inégalité des conditions parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle ?" Pour répondre, Rousseau imagine dans la première partie de son Discours ce qu'aurait pu être la vie de l'homme à l'état de nature, c'est-à-dire avant son entrée en société, une vie qu'il imagine paisible et heureuse, loin des soucis qui caractérisent l'état social. Dans la Seconde, il défend la thèse que c'est la propriété qui est le point central du passage de l'état de nature à l'état social.

Comme le souligne Rousseau, "le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile". Dans son esprit, c'est la propriété qui fonde la société. Or cette propriété repose finalement sur un seul fait : l'acquiescement stupide du reste des hommes à la volonté d'appropriation d'un seul d'entre eux. Cette affirmation est d'autant plus audacieuse que ce texte est écrit à une époque où les privilèges de l'Ancien régime sont encore en vigueur en France. Il y a dans ce texte une charge critique indéniable dans laquelle on peut lire les premiers soubresauts de la Révolution sur le plan théorique.

Non seulement l'établissement de la propriété est le fruit de la bêtise, mais en plus celle-ci n'a fait qu'engendrer de la violence estime Rousseau : "que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs" en son nom. L'analyse de l'état de nature montre en effet qu'il n'y a pas de propriété naturelle, que la propriété n'est pas une loi naturelle pour reprendre l'énoncé du concours, c'est-à-dire que rien ne la justifie lorsqu'on l'analyse du point de vue de la situation initiale de l'homme, donc avant son entrée dans la vie sociale. A l'état de nature, "les fruits sont à tous, (...) la terre n'est à personne"

Cette dissociation de la propriété et du droit naturel est ce qui distingue Rousseau de ses prédécesseurs qui ont aussi fait de l'analyse de l'état de nature un point de départ de leur philosophie politique. Ce qu'on appelle les théoriciens du contrat social, Hobbes et Locke notamment, considèrent la propriété comme une donnée naturelle. Ainsi Rousseau leur reproche d'avoir transféré à l'état de nature des notions conventionnelles telles que la propriété, c'est-à-dire des notions qui n'existent pas avant l'instauration d'une société civile régit par des lois. Du point de vue de la méthode, l'état de nature rousseauïste se veut une simple reconstruction hypothétique qui ne cherche aucune justification dans les faits de l'histoire sacrée ou profane. Il constitue le résultat d'une méditation philosophique. 

Ainsi, l'idée de la propriété n'est pas survenue "tout d'un coup". Elle est le résultat d'une lente évolution. Elle dépend "de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que successivement". Elle constitue également le "dernier terme de l'état de nature", c'est-à-dire qu'elle est un point de bascule entre l'état de nature et l'état social. Rousseau précise un peu plus loin que c'est la découverte conjointe de l'agriculture et de la métallurgie qui va engendrer mécaniquement la division du travail, la propriété et l'inégalité civile. Autrement dit, l'intensification de la production, l'augmentation de l'interdépendance des hommes entre eux, vont les conduire progressivement à contractualiser, ce qui va aboutir à la reconnaissance de la propriété, mais va contribuer aussi à entériner et à pérenniser des inégalités sociales qui n'existent pas à l'état de nature.

4/ L'insociable sociabilité

Dans son Idée d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique (1784), Emmanuel Kant (1724-1804) s'interroge sur la possibilité de découvrir dans l'histoire humaine un plan caché de la nature : derrière l'apparent chaos qui semble la traverser, les guerres et les violences qui la parsèment, un chemin particulier se dessinerait, celui d'un progrès de la civilisation. La quatrième proposition est formulée de la façon suivante : "le moyen dont se sert la nature, pour mener à terme le développement de toutes les dispositions humaines est leur antagonisme dans la société, jusqu'à ce que celui-ci finisse pourtant par devenir la cause d'un ordre conforme à la loi".

Un antagonisme est un état d'opposition entre deux principes. Or l'expression dont se sert Kant pour exprimer cet antagonisme est un oxymore, une figure de style qui consiste justement à allier deux mots incompatibles afin de renforcer leur force expressive. Cet oxymore est celui de "l'insociable sociabilité". Aux yeux de Kant, la nature a un dessein particulier : celui de faire en sorte que chaque créature déploie ses dispositions naturelles. Or l'homme est la seule créature qui soit douée de raison. La nature va donc se servir de "l'insociable sociabilité des hommes" ("Quatrième proposition") pour faire en sorte qu'ils actualisent leur disposition naturelle à se servir de leur raison.

L'insociable sociabilité précise Kant est un "penchant des hommes à entrer en société, qui est pourtant lié à une résistance générale qui menace constamment de rompre cette société". L'homme se trouve donc déchiré de l'intérieur par deux tendances opposées :
  • une tendance à l'association : par ce biais, l'homme se réalise lui-même, "il se sent plus qu'homme", il s'élève parce qu'il développe ses dispositions naturelles ;
  • une tendance à la séparation : il cherche à satisfaire ses intérêts égoïstes et privés, on est du côté du "penchant", de la "résistance" à autrui, voire même d'une recherche de l'isolement. 

Ce déchirement entre d'un côté, l'amour des autres, et de l'autre, leur détestation, conduit l'homme à triompher de la paresse. Il est mu alors par "l'ambition, la soif de dominer ou de posséder". L'antagonisme incite l'homme à se dépasser en cherchant à dépasser les autres, c'est pour cette raison que Kant considère la valeur sociale comme le socle de la culture : les talents se développent, le goût se forme et la morale s'affirme. En résumé, grâce à la compétition sociale, l'homme passe "de l'inculture à la culture". Finalement, ce qui était de l'ordre d'une opposition pathologique, c'est-à-dire liée au pathos, aux passions, finit par constituer une société reposant sur des règles permettant la vie en commun, un monde régulé par la raison en somme. Mais il s'agit bien d'un arrachement : cela ne se fait pas en douceur.

En effet, à y regarder de plus prêt, cette part insociable de l'homme apparaît comme un mal si on la considère du point de vue de l'individu. Mais pour Kant, elle agit du point de vue de l'espèce comme un révélateur, un moyen de réaliser "les talents" qui sinon "resteraient cachés dans leur germes pour l'éternité". Si les hommes n'étaient doués que de la sociabilité, ils seraient comparables à des moutons certes inoffensifs, mais qui "ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que leur bête d'élevage". Or pour Kant, la fonction de l'insociable sociabilité de l'homme est justement de combler la création au regard de sa nature raisonnable. Il est dans la destination de l'homme, dans sa finalité, de pousser le plus loin possible le développement de cette disposition naturelle. 

C'est pourquoi d'ailleurs affirme Kant de manière paradoxale, il nous faut remercier la nature d'avoir mis en l'homme cette "incapacité à se supporter", "cette vanité jalouse d'individus rivaux, pour l'appétit insatiable de possession mais aussi de domination". Si la part rationnelle de l'homme veut la concorde, la nature qui s'exprime à travers lui par ces penchants égoïstes, est justement ce qui va permettre à l'homme en tant qu'espèce de développer ses dispositions naturelles. Ainsi conclut-il : "l'homme veut la concorde, mais la nature (...) veut la discorde". La nature qui cherche à réaliser les disposition naturelle de l'espèce ne regarde pas les moyens, que nous pouvons juger relevant du mal moral, mais de la fin : l'homme actualise en lui la raison, il dépasse sa condition initiale pour devenir un être de culture.

5/ L'association ou la science mère

De son voyage aux Etats-Unis pour étudier le système pénitentiaire américain, Alexis de Tocqueville (1805-1859) a fait un ouvrage devenu un classique de la science politique : De la Démocratie en Amérique (1835-40). S'il loue le développement de la démocratie, il s'attache également à mettre en lumière une partie des écueils dont elle doit se prémunir et dont le plus connu est certainement celui de la "tyrannie de la majorité" (I, 2, VII)forme de tyrannie qui se produit lorsqu'une minorité se retrouve opprimée par la majorité, d'où la nécessité de lui reconnaître certains droits à afin de la protéger. L'autre écueil est celui de l'individualisme (II, 2, II) qui est un sentiment "réfléchi et paisible" qui porte l'individu à se replier dans la vie privée et à délaisser l'espace public.

Cependant, Tocqueville remarque qu'il existe en Amérique un dynamisme associatif qui apparaît selon lui comme l'un des remèdes possibles aux maux de la démocratie. Dans De la Démocratie (II, 2, V), il fait part de son étonnement devant la multiplicité des associations que l'on trouve dans ce pays. Celles-ci viennent remplacer les particuliers puissants que l'on trouvait dans les sociétés aristocratiques et qui aggloméraient autour d'eux toute une population allant des serfs aux chevaliers. Ce type de société se caractérisait notamment par une séparation en trois ordres considérés comme inégaux et une hiérarchie sociale stricte. Un seul individu disposait des moyens humains et financiers de faire valoir ses intérêts. Par conséquent, l'association n'était pas nécessaire, elle existait déjà de façon permanente et forcée.

Mais dans les sociétés démocratiques, chaque individu est considéré comme l'égal d'un autre, il est isolé, faible et ne peut rien entreprendre seul. L'association est ce qui va permettre à des individus de défendre les idées et les intérêts qu'ils ont en commun. Par son truchement, ils vont pouvoir peser dans le débat public. Tocqueville cite en exemple une association de lutte contre l'alcoolisme : il s'agit de "cent mille hommes" qui sont choqués par les conséquences de l'ivrognerie et qui se réunissent pour promouvoir la sobriété. Il égratigne au passage la mentalité française qui consiste, lorsqu'il y a un problème, à se tourner d'abord vers l'Etat. Telle n'est pas la culture américaine où l'association fonctionne à la manière de ce "grand seigneur qui se vêtirait très uniment afin d'inspirer aux simples citoyens le mépris du luxe".

Tocqueville loue la capacité du peuple américain à se réunir en association. Mais, en tant que Français, s'il comprend aisément la nécessité de s'associer politiquement en parti ou industriellement en entreprise, il est surpris par "les associations intellectuelles et morales", c'est-à-dire par des associations qui relèvent davantage de la société civile. En France, sous l'Ancien régime, il existait une tendance à la centralisation et une lutte contre toutes les formes d'associations indépendantes qui pouvaient venir s'immiscer entre le pouvoir arbitraire et les particuliers. Or ces dernières apparaissent à Tocqueville comme la condition du progrès dans les sociétés démocratiques : "dans les pays démocratiques, la science de l'association est la science mère ; le progrès de toutes les autres dépend des progrès de celle-là". Elles permettent notamment aux minorités de s'exprimer, donc de lutter contre la tyrannie de la majorité. Elles sont aussi des moyens d'instaurer du lien social et de diminuer l'individualisme des sociétés démocratiques.

Tocqueville tire de cette observation la conclusion que l'une des lois régissant les sociétés humaines les plus précises et les plus claires est la suivante : "pour que les hommes restent civilisés ou le deviennent, il faut que parmi eux l'art de s'associer se développe et se perfectionne dans le même rapport que l'égalité des conditions s'accroît". Autrement dit, le progrès de l'égalité des conditions doit s'accompagner du développement des associations. C'est pour lui une question de "civilisation". En effet, sans ce rapport, il ne peut pas exister de société où les relations humaines se trouvent pacifiées. L'association joue un rôle de contrepoids aux tendances régressives de la démocratie que sont l'individualisme et la tyrannie de la majorité. Les citoyens sont ainsi invités à se prendre en charge et à ne pas laisser le pouvoir central s'étendre au-delà de ce qui est nécessaire.

6/ Les faits sociaux comme choses

La société est aussi l'objet d'étude de la sociologie. L'un des ouvrages fondateurs de cette discipline est Les Règles de la méthode sociologique (1895) d'Emile Durkheim (1858-1917). Avec cet ouvrage, il cherche à faire reconnaître la sociologie comme une science humaine à part entière, à la fois objective et positive. Mais à sa parution, ce livre souleva de nombreuses critiques, notamment parce que Durkheim propose de traiter les faits sociaux comme des choses. Or pour ses détracteurs, cette règle revient à réduire les affects, les émotions ou les passions au statut de simples choses, sur le même rang que les objets inanimés étudiés par les sciences de la nature. 

Dans la Préface de la seconde édition, Durkheim va donc revenir sur l'énoncé de cette règle de sa méthode qu'il considère comme la plus fondamentale. Dans le chapitre I ("Qu'est-ce qu'un fait social ?"), il définit les faits sociaux comme "des manières d'agir, de penser et de sentir extérieures à l'individu qui sont douées d'un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s'imposent à lui". Les considérer comme des choses consiste à adopter en sociologie une posture similaire à celle du scientifique qui étudie les phénomènes physiques, mais absolument pas de réduire ces réalités sociales à de simples choses matérielles. Son idée est de dire que le regard du sociologue peut avoir le même degré d'objectivité que le regard de n'importe quel autre scientifique, y compris celui qui prend pour objet la nature.

Le terme clé qui permet de comprendre comment est possible un tel regard est celui de "chose""La chose s'oppose à l'idée comme ce que l'on connaît du dehors à ce que l'on connaît du dedans" nous dit Durkheim dans sa Préface à la Seconde édition. Cette analogie ne signifie rien d'autre que l'idée est ce que l'on connaît de l'intérieur alors que la chose est ce que l'on connaît de l'extérieur. Or "est chose tout objet de connaissance qui n'est pas compénétrable à l'intelligence" : l'idée et l'intelligence sont compénétrables au sens où elles se pénètrent mutuellement car, dans ce cas, le processus mental d'analyse se confond avec l'idée elle-même. Mais il n'en va pas de même entre la chose et l'intelligence : pour analyser la chose, il faut passer "par voie d'observations et d'expérimentations", pénétrer la chose "en passant progressivement des caractères les plus extérieurs et les plus immédiatement accessibles aux moins visibles et aux plus profonds". En d'autres termes, le scientifique est celui qui met à distance son objet d'étude, il le considère comme extérieur à lui.

Comme le souligne justement Durkheim, "traiter des faits d'un certain ordre comme des choses, ce n'est donc pas les classer dans telle ou telle catégorie du réel ; c'est observer vis-à-vis d'eux une certaine attitude mentale". Autrement dit, par sa règle sociologique, il ne prétend pas classer les faits sociaux quelque part au sein de la réalité, mais simplement décrire quelle est l'attitude scientifique que doit observer le sociologue lorsqu'il étudie les faits sociaux. Or il doit les aborder avec une certaine neutralité, prendre pour principe qu'il ignore ce qu'ils sont. La difficulté pour le sociologue est qu'il vit lui-même dans une société, donc il étudie des faits dans lesquels il est lui-même pris. Mais il ne doit pas céder à la tentation de penser qu'il peut comprendre les faits sociaux par une simple "introspection", c'est-à-dire de l'intérieur, à la manière du philosophe. Au contraire, il doit considérer ces faits de l'extérieur : les causes dont ces faits dépendent doivent lui rester en première approche totalement inconnues.

Penser que l'on peut connaître les faits sociaux par introspection est selon lui une faute courante de ceux qui étudient les sciences de l'homme et la sociologie en particulier. Pourtant traiter les faits sociaux comme des choses est une règle qui relève plus du truisme, c'est-à-dire de la vérité à la fois banale et évidente, que d'une découverte fondamentalement nouvelle. En effet, à part les mathématiques, toute science a pour objet une chose. Les mathématiques ont comme particularité de pouvoir être analysées de l'intérieur. En revanche, pour toutes les autres sciences, "il s'agit de faits proprement dits". Par conséquent, au moment où l'on cherche à les comprendre, on en ignore tout et il convient d'ailleurs de mettre de côté ce que nous pensons ou croyons savoir sur eux, si l'on veut déterminer ce que l'on peut véritablement en savoir, "car les représentations qu'on a pu s'en faire au cours de la vie, ayant été faites sans méthode et sans critique, sont dénuées de valeur scientifique et doivent être tenues à l'écart". Le sociologue doit donc calquer sa méthode d'appréhension des faits sociaux sur celle des sciences de la nature en observant une neutralité à leur égard, c'est-à-dire en prenant soin de mettre de côté toutes les prénotions qu'il pourrait avoir sur eux avant d'en commencer l'étude.

Conclusion

La société apparaît comme une constituante de la nature de l'homme pour Aristote : les hommes sont naturellement faits pour vivre ensemble. La raison en est que l'homme est le seul animal doué de langage, il peut ainsi échanger avec ses semblables sur ses conceptions du bien ou du mal, participer au débat public et ainsi donner à la vie de la cité une dimension politique.

Hobbes critique cette conception : il suffit de bien considérer la nature humaine pour se rendre compte que la société n'est en rien naturelle. Nous restons en effet complètement indifférents au sort d'un inconnu, inversement nous tissons des liens d'amitié privilégié avec certaines personnes et de manière générale, nous recherchons la société seulement lorsque cela nous est utile ou honorable.

Si Hobbes en conclut que l'homme un loup pour l'homme, Rousseau lui estime qu'à l'état de nature, la volonté de domination est, en réalité, relativement faible. C'est la société qui engendre une telle perversion de la nature humaine, notamment à travers la notion de propriété, qui à partir du moment où elle est mise en place, crée des inégalités et toutes les violences qui s'en suivent.

Kant remet en perspective ce qu'il considère finalement comme deux composantes de la nature humaine : la part sociable d'un côté, la part insociable de l'autre. Ces deux composantes seraient le résultat d'un plan caché de la nature qui permettrait à l'homme de se dépasser par la compétition sociale et ainsi réaliser pleinement ce pour quoi il est fait, à savoir le développement de sa raison.

Tocqueville laisse de côté ce questionnement sur la nature humaine pour s'intéresser au fonctionnement de la démocratie américaine et remarque que l'association s'y trouve fort développée. Elle lui apparaît comme un moyen efficace de combattre les deux principaux écueils de la démocratie que sont la tyrannie de la majorité et l'individualisme.

Enfin, la société devient un objet de science à part entière avec l'apparition à la fin du XIXe siècle de la science qui l'étudie : la sociologie. Durkheim, l'un des fondateurs de cette discipline, estime qu'il faut considérer les faits sociaux comme des choses, c'est-à-dire de l'extérieur, à la manière des objets que la science de la nature étudie. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire