La Critique de la raison pure (1781) est un ouvrage du philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) qui vise à réhabiliter la raison contre les attaques sceptiques qui montrent que nous ne pouvons atteindre que les phénomènes, les choses telles qu'elles nous apparaissent, et jamais la réalité en tant que telle, indépendamment de nous. Contrairement à Descartes qui cherche à vaincre le scepticisme en établissant un système métaphysique élaboré sur la certitude absolue du cogito, Kant institue un tribunal de la raison afin de déterminer quelles sont ses prétentions légitimes de connaître. La critique est ce qui doit permettre d'établir le périmètre à l'intérieur duquel la raison peut obtenir des connaissances indubitables et au-delà duquel elle ne peut aboutir qu'à des connaissances illusoires (cf. les Idées de la raison que sont l'âme, Dieu ou la liberté).
Le texte ci-dessous est extrait de la "Seconde préface" rédigée à l'occasion de la réédition de la Critique de la raison pure en 1787. Dans celle-ci, Kant commence par analyser le changement de méthode qui a conduit à ce que la mathématique entre dans la voie sûre de la science. S'il n'est pas possible de faire l'histoire de cette révolution à cause des temps reculés où elle s'est produite, Kant estime que c'est à Thalès qu'il faut attribuer le changement de méthode qui consiste à ne plus partir de la figure telle qu'on la voit, mais à lui imposer un raisonnement purement rationnel et a priori, c'est-à-dire partir d'un concept tel que celui de triangle isocèle, pour en connaître les principales caractéristiques, a priori, simplement en examinant au moyen de la raison toutes les propriétés qui découlent nécessairement de lui. Il en vient ensuite à s'intéresser à la manière dont la physique est devenue une science.
La physique, comme la mathématique, détermine ses objets de manière a priori, c'est-à-dire indépendamment de l'expérience. Mais, contrairement à la mathématique, la physique a besoin d'autres sources de connaissances, notamment de l'expérience sensible. Elle ne peut donc pas déterminer ses objets de façon pure, c'est-à-dire sans rien mêler d'empirique dans ses représentations. Sur ce point, Kant rend hommage à Francis Bacon, baron de Verulam, qui a été l'un des premiers philosophes à ancrer la physique "sur des principes empiriques", c'est-à-dire à donner à l'expérience une position fondamentale dans l'entreprise du connaître. Kant place d'ailleurs en épigraphe de la Critique de la raison pure, lors de sa seconde édition, une citation de Francis Bacon tirée de La Grande Restauration des sciences. C'est seulement en partant de l'expérience que la physique a pu "trouver la grande route de la science". L'expérience apparaît donc comme un critère fondamental de la scientificité de la physique.
Cependant, l'expérience seule ne suffit pas. Comme pour la mathématique, les grands physiciens qui ont révolutionné la physique, ont compris que c'était à la raison de "prendre les devants". Galilée (1564-1642) étudia les lois de la pesanteur, Toricelli (1608-1647) la pression atmosphérique et Stahl (1660-1734) la transformation des métaux en chaux. Ces trois références sont utilisées par Kant pour démontrer comment le recours à l'expérience a permis d'obtenir des résultats probants en physique : il ne s'agit pas d'une expérience hasardeuse, mais d'une expérience orientée par la raison. C'est la raison qui doit "forcer la nature à répondre à ses questions". Faire l'inverse, cela reviendrait à faire des "observations accidentelles", rendant ainsi impossible de rattacher un phénomène observé à la loi nécessaire auquel il se rattache.
Contre les sceptiques, Kant réhabilite la raison dans les sciences. Il affirme que "la raison [...] doit se présenter à la nature en tenant d'une main ses principes, qui seuls peuvent donner à des phénomènes concordants l'autorité de lois, et de l'autre les expériences qu'elle a instituées d'après ces mêmes principes". Les différents champs du savoir ne peuvent progresser qu'à condition de recourir à l'expérience, mais à l'expérience conduite selon des principes rationnels. Certes, l'expérience est ce qui permet d'instruire l'homme sur la nature, mais il est possible de comprendre le mot "instruction" de deux façons différentes : l'instruction de l'écolier qui apprend de son maître ou bien l'instruction du juge qui somme la nature de lui répondre. C'est ce second modèle que Kant estime pertinent : le scientifique ne doit pas se laisser guider par ce que lui enseigne la nature, mais il a le droit de la contraindre de répondre à ses questions en se servant de sa raison.
Cette alliance bien comprise de la raison et de l'expérience est, selon Kant, ce qui a permis à la physique d'entrer "dans le véritable chemin de la science". Kant considère ce changement de méthode comme décisif, au point qu'il emploie le terme de "révolution" pour le qualifier. Cette révolution consiste à partir de la raison pour aller vers l'expérience, et non l'inverse. C'est pourquoi il appelle ensuite de ses vœux une véritable révolution copernicienne dans la métaphysique, révolution qui consiste à partir du sujet pour aller vers l'objet, à la manière de ce que fit Copernic lorsqu'il établit que les astres ne tournaient point autour de nous, mais que c'était nous qui tournions autour des astres. C'est à l'esprit qu'il revient d'imposer un ordre au réel et non à nous de chercher à nous régler sur les objets tels qu'ils sont indépendamment de nous, c'est-à-dire d'un sujet.
Texte
Kant, Critique de la raison pure (1781), "Préface à la seconde édition" (1787), trad. J. Barni, Édition G. Baillière, Paris, 1869.
"La physique arriva beaucoup plus lentement à trouver la grande route de la science ; car il n’y a guère plus d’un siècle et demi qu’un grand esprit, Bacon de Verulam, a en partie provoqué, et en partie, car on était déjà sur la trace, stimulé cette découverte, qui ne peut s’expliquer que par une révolution subite de la pensée. Je ne veux ici considérer la physique qu’autant qu’elle est fondée sur des principes empiriques.
Lorsque Galilée fit rouler sur un plan incliné des boules dont il avait lui-même déterminée la pesanteur, ou que Toricelli fit porter à l’air un poids qu’il savait être égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue, ou que, plus tard, Stahl transforma des métaux en chaux et celle-ci à son tour en métal, en y retranchant ou en y ajoutant certains éléments, alors une nouvelle lumière vint éclairer tous les physiciens. Ils comprirent que la raison n’aperçoit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans, qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes, et forcer la nature à répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme à la lisière ; car autrement des observations accidentelles et faites sans aucun plan tracé d’avance ne sauraient se rattacher à une loi nécessaire, ce que cherche pourtant et ce qu’exige la raison. Celle-ci doit se présenter à la nature tenant d’une main ses principes, qui seuls peuvent donner à des phénomènes concordants l’autorité de lois, et de l’autre les expériences qu’elle a instituées d’après ces mêmes principes. Elle lui demande de l’instruire, non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais comme un juge qui a le droit de contraindre les témoins à répondre aux questions qu’il leur adresse.
La physique est donc redevable de l’heureuse révolution qui s’est opérée dans sa méthode à cette simple idée, qu’elle doit, je ne dis pas imaginer, mais chercher dans la nature, conformément aux idées que la raison même y transporte, ce qu’elle veut en apprendre, mais ce dont elle ne pourrait rien savoir par elle-même. C’est ainsi qu’elle est entrée dans le véritable chemin de la science, après n’avoir fait pendant tant de siècles que marcher à tâtons."
Kant, Critique de la raison pure (1781), "Préface à la seconde édition" (1787), trad. J. Barni, Édition G. Baillière, Paris, 1869.
Texte intégral disponible ici.
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