lundi 12 mars 2018

Cours - Théorie et expérience

Introduction

Une théorie constitue un ensemble d'idées organisées entre elles proposant de rendre compte de la réalité ou d'une partie de celle-ci. Par exemple, la théorie du complot est une théorie qui procède d'une certaine vision de l'histoire selon laquelle un groupe occulte profiterait de son influence pour asseoir sa domination sur le monde. L'étymologie du terme théorie renvoie au grec theoria qui signifie "contemplation". Elle suggère que la théorisation est une activité essentiellement intellectuelle, une construction de la raison. En ce sens, la théorie s'opposerait à la pratique qui désignerait un rapport au réel beaucoup plus concret, une façon de faire plutôt qu'une manière de penser déconnectée de la réalité, voire délirante.

Ce qui est valorisé dans la pratique (entendue comme ce qui s'oppose à la théorie), c'est l'expérience : on dit alors que l'on a fait l'expérience de quelque chose ou qu'on a acquis de l'expérience. Cette expérience est souvent valorisée par rapport à une vision purement théorique. On oppose alors deux types de connaissance : une connaissance qui serait d'origine purement livresque, théorique, scolaire et une connaissance concrète des choses, fondée sur une longue expérience. Cette dimension de connaissance se retrouve dans l'étymologie du terme "expérience" qui en grec se dit empereia et qui a donné "empirisme", nom d'une doctrine philosophique selon laquelle toute connaissance provient de l'expérience. Plus généralement, est empirique, tout ce qui provient de l'expérience. Ainsi, on dira d'un procédé qu'il est empirique s'il en reste au niveau de l'expérience commune, sans atteindre une dimension rationnelle ou systématique. A ce stade, théorie et expérience semblent s'opposer.  

Cependant, si l'on a facilement tendance, dans la vie de tous les jours, à opposer la théorie à la pratique, à valoriser l'expérience plutôt que la connaissance purement théorique, il existe un domaine où théorie et expérience semblent au contraire aller de paire : les sciences naturelles. Dans ce champ du savoir, en effet, les expériences viennent éprouver, c'est-à-dire valider ou infirmer les théories. On retrouve ici l'origine latine d'expérience, experiri signifiant "éprouver", "faire l'essai de". Cette vérification de la théorie par l'expérience montre que la théorie scientifique est loin d'être une spéculation purement contemplative. Elle constitue un ensemble d'hypothèses, de principes ou d'énoncés qui se nourrissent de l'expérience. Ainsi conçue, l'expérience serait étroitement liée à la théorie. Comment s'articulent ces deux notions ? 

1/ L'alliance de la raison et de l'expérience

Dans le Novum Organum ou la Nouvelle Logique (1620), Francis Bacon (1561-1626) constate qu'à la différence des arts mécaniques qui se perfectionnent, la philosophie semble stagner, les auteurs se recopiant les uns les autres sans innover dans leur démarche. Pour cette raison, il préconise une nouvelle méthode qui consiste non plus à séparer, mais à unir la méthode empirique (c'est-à-dire celle qui fait procéder les connaissances de l'expérience) et la méthode rationnelle (celle qui tire les connaissances de l'intellect). L'objectif est de permettre de nouveaux progrès dans la recherche scientifique.

Dans l'aphorisme n° 95, Bacon montre que, jusqu'à présent, les philosophes qui ont étudié les sciences sont de deux sortes : les empiriques et les dogmatiques. Par empiriques, Bacon désigne les philosophes qui ne font que collecter des faits. Par dogmatiques, il désigne ceux pour qui le savoir ne peut venir que de l'intellect. Il renvoie donc dos à dos ces deux manières d'envisager le savoir : d'un côté, les empiristes purs, ceux qui ne font qu'accumuler des données issues de l'expérience ; de l'autre, les rationalistes purs, ceux qui ne font confiance qu'à l'intellect pour parvenir à la connaissance. A la place, il propose une position médiane. 

Afin de faire comprendre sa position Francis Bacon recourt à une comparaison : il rapproche chaque méthode d'un animal bien spécifique. Les empiriques sont comparés à des fourmis, animal réputé pour son caractère travailleur. Mais si la fourmi est dure à la tâche, elle "se contente d'amasser et de consommer ensuite ses provisions". Elle ne fait rien d'autre que recueillir des éléments pour les détruire ensuite. Quant aux dogmatiques, ils sont comparés à l'araignée qui tisse ses toiles à partir "de sa propre substance". Elle réalise de beaux ouvrages, bien organisés, bien symétriques, mais seulement à partir d'elle-même. Entre la fourmi et l'araignée, l'animal qui a la préférence de Francis Bacon est l'abeille car elle est celle qui "garde le milieu" entre ces deux tendances. 

En effet, l'abeille ne réalise pas son ouvrage à partir de sa propre substance, contrairement à l'araignée, mais "elle tire la matière première des fleurs des champs et des jardins". Cette matière première renvoie symboliquement à l'expérience. De plus, l'abeille travaille et digère cette matière première à l'aide d'un "art qui lui est propre". Contrairement à la fourmi qui ne faisait que consommer ses provisions, sans les organiser ou leur donner une forme particulière, l'abeille organise sa matière première. La bonne méthode pour avancer dans la recherche scientifique consiste donc à procéder comme l'abeille, c'est-à-dire à faire appel à l'expérience, tout en utilisant sa raison pour mettre en forme les phénomènes étudiés. On peut remarquer que la méthode de l'abeille est inductive : elle consiste à rassembler des observations pour en dégager ensuite les formes, les régularités.

Pour Bacon, "la vraie philosophie" ressemble à l'abeille : "elle ne se repose pas uniquement ni même principalement sur les forces naturelles de l'esprit humain". Le rationaliste qui pense pouvoir se passer de l'expérience pour établir des connaissances se fourvoie. Symétriquement, elle ne se contente pas d'enregistrer les descriptions qu'elle tire de "l'histoire naturelle", c'est-à-dire des livres qui portent sur les caractéristiques visibles de la nature (minéraux, végétaux, animaux). Elle cherche au contraire à unir la faculté expérimentale et la faculté rationnelle pour les faire travailler de concert : "notre plus grande ressource [...] est l'étroite alliance de ces deux facultés : l'expérimentale et la rationnelle". C'est seulement à cette condition que la science peut découvrir des connaissances nouvelles.

2/ L'expérience comme point de départ

Dans le livre II de L'Essai philosophique concernant l'entendement humain (1690), John Locke (1632-1704) affirme que l'âme est, à l'origine, "une table rase" (en latin tabula rasa), c'est-à-dire complètement vide. Cette métaphore fait référence à la tablette de cire qui servait de registre aux Anciens. La comparaison de l'âme à une tabula rasa est notamment utilisée par Aristote dans De l'âme (III, § 4 : "il doit en être [de l'intellect] comme d'une tablette où il n'y a rien d'écrit en entéléchie") et qui se trouve être le précurseur des empiristes. Locke reprend ici cette image pour tenter d'expliquer le processus par lequel les idées viennent s'inscrire dans l'esprit humain. L'âme, siège de la pensée, est primordialement "sans aucune idée". Autrement dit, à sa naissance, un enfant n'a pas d'idées préconçues dans son esprit. D'où viennent alors les idées et les images que nous avons en nous ? 

La réponse de Locke est "de l'expérience : c'est là le fondement de toutes nos connaissances". Or, si toutes nos connaissances découlent de l'expérience, aucune idée ne peut être présente dans l'esprit humain avant que celui-ci n'ait ressenti quelque chose. Cela passe encore pour les qualités sensibles telles que les couleurs ou le goût, mais comment expliquer les rapports que nous concevons entre les choses ? Comment expliquer les actions réalisées par l'âme elle-même lorsque, par exemple, elle pense ? Quelle sensation avons-nous du fait de raisonner, de croire ou de vouloir ? Pour cette raison, Locke est amené à distinguer deux sources de la connaissance : la sensation et la réflexion. 

La première source de connaissance, la sensation, ne présente pas de difficultés majeures. Selon la description lockienne, les objets agissent sur nous de l'extérieur en venant s'inscrire "sur nos sens". Ces sens transforment les objets extérieurs en perceptions, lesquelles nous permettent de connaître les qualités sensibles des choses qui nous entourent : les couleurs comme le blanc et le jaune, le toucher du dur ou du mou ou encore le goût de l'amer. Par conséquent, c'est par un processus empirique, à force de voir du jaune et du blanc, de toucher du dur et du mou, que nous parvenons à nous faire une idée de ce qu'est le jaune ou le blanc, le dur ou le mou en tant que qualités sensibles. 

En revanche, la seconde source de connaissance, la réflexion, est plus difficile à saisir en ce qu'elle présente, précisément, une dimension réflexive. Lorsque nous percevons les qualités sensibles d'un objet, non seulement nous recevons des idées correspondants à cet objet, mais en outre, lorsque nous réfléchissons à ce processus, nous ressentons en nous des idées des opérations que notre âme réalise en percevant. Nous avons donc deux sortes d'idées : des idées de sensation et des idées de réflexion.  Mais ces idées de réflexion viennent dans un second temps, une fois que nous réfléchissons à la manière dont se forment nos idées de sensation.

Dans les deux cas, il y a quelque de l'ordre du ressenti nous dit Locke. En effet, si les idées de sensation correspondent aux informations que donnent les sens extérieurs tels que la vue ou le toucher, les idées de réflexion correspondent aux actions de l'âme, que Locke envisage un moment de nommer "sens intérieur" mais qu'il préfère appeler "réflexion" parce que ces idées viennent de la réflexion de l'âme sur ses propres opérations. On peut noter également qu'il étend cette notion "à certaines passions" qui sont produites "par ces idées" de réflexion tels que le plaisir et la douleur. Quoiqu'il en soit et ce qui importe ici, c'est que l'esprit est originellement une tablette vide sur laquelle l'expérience vient inscrire sa marque, y compris lorsqu'il s'agit d'opérations de réflexion. 

3/ Le rôle de l'entendement


Dans les Nouveaux Essais sur l'entendement humain (1765), Leibniz (1646-1716) répond à Locke. Au livre II, il considère que l'hypothèse de la table rase, c'est-à-dire l'idée que l'homme naîtrait avec un esprit originellement vierge de tout contenu, est "une fiction" inventée par les empiristes. La table rase appartient à un ensemble que Leibniz nomme "les notions incomplètes des philosophes" au nombre desquelles il faut, par exemple, compter le vide, les atomes, le repos ou encore la matière. Ces notions ressemblent aux abstractions utilisées par les mathématiciens tels que le temps ou l'espace, c'est-à-dire qu'elles sont utiles pour opérer des distinctions, mais n'existent pas en soi. Elles ne sont pas complètes dans la mesure où il est impossible de déterminer entièrement ce qu'elles sont.

Que signifie l'hypothèse de la table rase, à quoi sert-elle ? Leibniz considère qu'elle revient à poser en principe que "l'âme n'a naturellement et originairement que des facultés nues". Mais qu'est-ce que serait une âme dépourvue de facultés à la naissance ? De même que les aristotéliciens posent l'existence d'une matière distincte de la forme, sans qu'ils puissent dire ce que serait une matière sans forme, l'empirisme lockéen semble confronté à une impossibilité logique : que serait une âme sans faculté ? Serait-elle encore une âme ? Leibniz estime qu'il ne peut pas y avoir de faculté en puissance qui n'exerce pas d'acte. Elle doit forcément posséder en elle "une disposition particulière à l'action". De plus, même imperceptible, il doit exister "une tendance à l'action". C'est que, pour Leibniz, l'âme se définit par son activité autonome : elle est source de l'action du corps (dont la pensée est une des possibilités). 

Bien sûr, Leibniz ne conteste pas l'importance de l'expérience : "l'expérience est nécessaire" concède-t-il. C'est elle qui détermine l'âme à penser ce à quoi elle pense. Cependant, il reste à dire comment - c'est-à-dire par quel processus - l'expérience se transforme en idée. En effet, considérer que l'âme est originairement une table rase, cela revient à supposer que l'âme est matérielle, que l'expérience vient s'inscrire dans l'âme comme sur une tablette de cire. Or, pour Leibniz, l'âme est un principe immatériel. Le problème de la doctrine empiriste de la table rase est qu'elle conduit à matérialiser l'âme, donc à en faire une partie du corps. Leibniz considère au contraire que l'âme est ce qui fait l'unité d'un corps. Elle est donc présente dans tout le corps puisque c'est elle qui lui donne sa configuration et qui le fait agir. Rappelons que pour Leibniz, chaque individu est une monade et que toutes les monades ont été créées sans portes ni fenêtres, c'est-à-dire qu'elles agissent selon la volonté de Dieu sans interagir entre elles. 

Les empiristes posent comme admis que "rien n'est dans l'âme qui ne vienne des sens". Or Leibniz objecte que l'âme et ses affections ne peuvent pas être en puissance dans l'âme sans y être effectivement d'une manière ou d'une autre. Ainsi, il en vient à corriger la position empiriste par une formule latine que l'on peut traduire de cette manière : "Rien n'est dans l'intelligence qui n'ait auparavant été dans les sens, si ce n'est l'intelligence elle-même". L'intelligence renvoie à la faculté de comprendre, c'est-à-dire à l'entendement. Leibniz affirme ainsi la primauté de l'esprit sur les sens. Cette position n'est, selon lui, pas très éloignée de Locke dans la mesure où ce dernier distinguait deux types d'idées : les idées de sensation et les idées de réflexion. Pour Leibniz, les idées de réflexion ne peuvent pas être entrées dans l'esprit par les sens, mais doivent déjà se trouver en puissance dans l'esprit. Elles sont ensuite actualisées par l'expérience, mais elles ne viennent pas d'elle.

4/ Les principes et l'expérience

Dans la "Seconde préface" (1787) de la Critique de la raison pure (1781), Emmanuel Kant (1724-1804) analyse le changement de méthode qui a conduit à ce que la mathématique entre dans la voie sûre de la science. S'il n'est pas possible de faire l'histoire de cette révolution à cause des temps reculés où elle s'est produite, Kant estime que c'est à Thalès qu'il faut attribuer cette entrée. Avec Thalès, en effet, le mathématicien ne part plus de la figure telle qu'il la voit, mais impose son raisonnement purement rationnel et a priori, c'est-à-dire qu'il part du concept tel que celui de triangle isocèle, pour en connaître les principales caractéristiques, a priori, simplement en examinant au moyen de la raison toutes les propriétés qui découlent nécessairement de lui.

Kant poursuit en analysant le changement de méthode en physique. Comme en mathématique, le physicien détermine ses objets de manière a priori, c'est-à-dire indépendamment de l'expérience. Mais, contrairement à la mathématique, il a besoin d'autres sources de connaissances, notamment de l'expérience sensible. Il ne peut donc pas déterminer ses objets de façon pure, c'est-à-dire sans rien mêler d'empirique dans ses représentations. Sur ce point, Kant rend hommage à Francis Bacon, baron de Verulam, qui a été l'un des premiers philosophes à ancrer la physique "sur des principes empiriques", c'est-à-dire à donner à l'expérience une position fondamentale dans l'entreprise du connaître. C'est seulement en partant de l'expérience que la physique a pu "trouver la grande route de la science". L'expérience apparaît donc comme un critère fondamental de la scientificité de la physique.

Cependant, l'expérience seule ne suffit pas. Comme pour la mathématique, les grands physiciens qui ont révolutionné la physique, ont compris que c'était à la raison de "prendre les devants". Kant mention trois grands scientifiques : Galilée (1564-1642) qui étudia les lois de la pesanteur, Toricelli (1608-1647) la pression atmosphérique et Stahl (1660-1734) la transformation des métaux en chaux. Ces trois références sont utilisées par Kant pour démontrer comment le recours à l'expérience a permis d'obtenir des résultats probants en physique. Tous trois ne sont pas partis d'une expérience hasardeuse, mais d'une expérience orientée par la raison. Pour Kant, la raison doit "forcer la nature à répondre à ses questions". Faire l'inverse, cela reviendrait à faire des "observations accidentelles", rendant ainsi impossible de rattacher un phénomène observé à une loi nécessaire.

Contre les sceptiques, Kant réhabilite la raison dans les sciences. Il affirme que "la raison [...] doit se présenter à la nature en tenant d'une main ses principes, qui seuls peuvent donner à des phénomènes concordants l'autorité de lois, et de l'autre les expériences qu'elle a instituées d'après ces mêmes principes". Les différents champs du savoir ne peuvent progresser qu'à condition de recourir à l'expérience, mais à l'expérience conduite selon des principes rationnels. Certes, l'expérience est ce qui permet d'instruire l'homme sur la nature, mais il est possible de comprendre le mot "instruction" de deux façons différentes : l'instruction de l'écolier qui apprend de son maître ou bien l'instruction du juge qui somme la nature de lui répondre. C'est ce second modèle que Kant estime pertinent : le scientifique ne doit pas se laisser guider par ce que lui enseigne la nature, mais il a le droit de la contraindre de répondre à ses questions en se servant de sa raison.

Cette alliance bien comprise de la raison et de l'expérience est, selon Kant, ce qui a permis à la physique d'entrer "dans le véritable chemin de la science". Kant considère ce changement de méthode comme décisif, au point qu'il emploie le terme de "révolution" pour le qualifier. Cette révolution consiste à partir de la raison pour aller vers l'expérience, et non l'inverse. C'est pourquoi il appelle ensuite de ses vœux une véritable révolution copernicienne dans la métaphysique, révolution qui consiste à partir du sujet pour aller vers l'objet, à la manière de ce que fit Copernic lorsqu'il établit que les astres ne tournaient point autour de nous, mais que c'était nous qui tournions autour des astres. C'est à l'esprit qu'il revient d'imposer un ordre au réel et non à nous de chercher à nous régler sur les objets tels qu'ils sont indépendamment de nous, c'est-à-dire d'un sujet.

5/ Les instruments comme théories matérialisées

Dans l'Introduction au Nouvel esprit scientifique (1934), Gaston Bachelard (1884-1962) montre qu'il existe deux attitudes philosophiques fondamentales : le rationalisme qui fait de la science une construction de la raison et le réalisme qui en fait un accès au phénomène tels qu'ils sont. Dans la science contemporaine, ces deux attitudes se retrouvent étroitement mêlées. Mais Bachelard décèle un vecteur particulier qui part du rationnel pour aller au réel, la science étant ainsi conçue comme "la réalisation du rationnel". Cette réalisation se produit dans les sciences physiques notamment via ce que Bachelard nomme "un réalisme technique", c'est-à-dire qu'il existe un lien étroit entre la théorie et le réel via l'appareillage. Les instruments du scientifique sont toujours le fruit d'une construction résultant du progrès des sciences, d'un approfondissement du réel par la raison au moyen de la technique. 

Avant même le recours à des instruments, l'observation dans les sciences n'est pas de même nature que l'observation naïve des phénomènes. Observer consiste à considérer attentivement les phénomènes tels qu'ils se produisent. Mais le scientifique ne s'en tient jamais seulement à sa "première vision", à l'expérience immédiate car il prend "un corps de précautions qui conduisent à réfléchir avant de regarder". Autrement dit, le scientifique commence par penser les phénomènes avant de les observer. Il arrive devant eux avec une préparation théorique qui lui permet d'objectiver ce qu'il voit, d'en rendre compte. Ainsi, l'observation n'est pas qu'un simple moyen de voir ou de montrer quelque chose, elle est en elle-même une démonstration, une méthode d'objectivation des phénomènes étudiés. 

Bachelard ajoute que "l'observation scientifique est toujours une observation polémique". L'adjectif polémique vient du grec polemos qui signifie "guerre". En science, l'observation d'un phénomène s'accompagne d'une série d'hypothèses venant expliquer ce qu'il se passe. Par conséquent, une observation scientifique vise toujours à se positionner par rapport à une théorie préalable, donc à confirmer ou infirmer une explication possible. Il y a une dimension de confrontation à un état antérieur du savoir et un nouvel état que l'observation doit venir compléter. C'est là un trait marquant du nouvel esprit scientifique selon Bachelard qui passe ainsi du "comme si" au "pourquoi pas", de la simple analogie à la paralogie, c'est-à-dire de la comparaison naïve des théories à leur correction progressive.

L'originalité de Bachelard consiste à affirmer que cette phase critique se fait dès l'observation. Celle-ci lui apparaît comme un préalable à l'expérience, plutôt que ce qui en découle : on observe avant d'expérimenter. L'observation est une manière d'objectiver le phénomène, d'en rendre compte au moyen d'une théorie, c'est pourquoi elle ne consiste pas seulement à voir un résultat mais à en proposer une interprétation. C'est pour cette raison qu'elle démontre déjà en montrant. Elle ne procède pas au hasard, elle ne s'intéresse pas à des curiosités, mais elle hiérarchise. Si l'observation ne s'accorde pas avec la théorie, alors le scientifique reconstruit ses schémas et réalise une nouvelle expérience avec un nouveau plan d'observation qui vient confirmer ou non cette modification. Mais ce qui importe, c'est que la construction théorique précède toujours l'observation des phénomènes. 

La dimension polémique de l'observation apparaît d'autant plus lorsqu'on passe à l'expérimentation. L'expérimentation consiste à provoquer une observation dans l'intention d'étudier un phénomène. Le scientifique recourt à des instruments pour mesurer et enregistrer ses résultats. Or que sont-ils ? Pour Bachelard, "les instruments ne sont que des théories matérialisées". Par exemple, un voltmètre est conçu à partir de la théorie de l'électromagnétisme. Autrement dit, dans sa forme même, il est déjà l'expression d'une théorie. Or, nous avons souvent tendance à croire que les appareils servant à l'investigation scientifique sont neutres, c'est-à-dire qu'ils nous donnent un accès au réel indépendamment de notre intervention. Pourtant, Bachelard souligne qu'ils sont le résultat eux-mêmes de théories. Par conséquent, de même que l'observation scientifique se fait à l'intérieur d'une représentation théorique du réel, l'expérimentation et les phénomènes qu'elle produit "portent de toutes parts la marque théorique", c'est-à-dire l'empreinte de la raison qui les a constitués et mis en forme. 

6/ La réfutabilité comme critère de la science

Dans le Premier chapitre 1 ("Examen de certains problèmes fondamentaux") de La logique de la découverte scientifique (1934), le philosophe autrichien Karl Popper (1902-1994) montre que les sciences empiriques, c'est-à-dire progressant au moyen de l'expérience, fonctionnent par induction : elles remontent d'énoncés particuliers jusqu'à des énoncés universels tels que des hypothèses ou des théories. Or cette remontée, comme l'a bien montré Hume, ne peut pas parvenir à un caractère de vérité absolue. Il est en effet impossible d'établir des énoncés qui soient absolument universels à partir seulement de cas particuliers car il est toujours possible, en droit, qu'un cas finisse par invalider la théorie. En soulignant que les inférences inductives sont logiquement injustifiées, Popper pose la question de savoir si des lois naturelles peuvent être établies comme véridiques. 

La logique inductive est un genre de raisonnement qui consiste à partir de l'observation de plusieurs faits pour ensuite, les inclure dans une théorie. Comment cette logique fonctionne-t-elle en science ? Popper explique que le critère traditionnel de vérité de l'induction est la suivante :  "l'on doit pouvoir décider de manière définitive de la vérité ou de la fausseté de tous les énoncés de la science empirique". Cela signifie que la forme de l'induction doit permettre d'établir si l'énoncé est vrai ou s'il est faux une fois pour toute. Or si l'on constate, par exemple, à de nombreuses reprises que les cygnes sont blancs, qu'il n'existe manifestement pas de cygnes d'une autre couleur, a-t-on le droit, pour autant, d'en conclure, une fois pour toute, que tous les cygnes sont blancs ? D'un grand nombre d'observations, en vertu du principe d'induction, il suffit que l'on puisse vérifier qu'il n'existe que des cygnes blancs pour dire qu'il s'agit bien d'un énoncé scientifique. 

Pour Popper, en revanche, ce type d'énoncé inductif, que l'on trouve dans la plupart des sciences (sauf en mathématique qui procède par déduction) constitue une erreur logique : il n'est pas possible d'élaborer des théories rigoureusement vraies en partant de la constatation de plusieurs cas, même s'ils sont en grand nombre. Ce n'est pas parce qu'on a observé uniquement des cygnes blancs que l'on peut en conclure que tous les cygnes sont blancs. Il suffit, par exemple, d'observer un seul cygne noir pour que cet énoncé empirique devienne faux (et de fait, on a découvert en Australie, une variété de cygnes noirs). Pour cette raison, Popper conclut que "les théories ne sont donc jamais vérifiables empiriquement". Cela signifie qu'il est impossible, lorsqu'on procède par une généralisation inductive, de conclure de manière absolue et définitive à la vérité d'un énoncé. Il y aura toujours un doute. C'est pourquoi, dans les sciences naturelles, l'énoncé scientifique ne sera jamais qu'une conjecture, donc une assertion que l'on ne peut pas démontrer de manière absolue. 

Le problème est qu'en se montrant aussi rigoureux, on risque de rendre non scientifique la plupart des résultats pourtant considérés comme vrais, notamment en science naturelle où l'échafaudage théorique ne peut être élaboré qu'à partir d'une série d'expériences et d'observations. Dans ce contexte, il apparaît donc pertinent de changer le critère de démarcation permettant de dire si un énoncé est ou non scientifique. Pour Popper, ce n'est pas le caractère vrai ou faux qu'il s'agit d'apprécier dans un énoncé inductif, mais la possibilité de la falsifier : "c'est la falsifiabilité et non la vérifiabilité d'un système, qu'il faut prendre comme critère de démarcation". Il faut donc distinguer la vérifiabilité d'un système qui consiste à pouvoir décider si celui-ci est absolument vrai et la falsifiabilité (ou réfutabilité) qui désigne la possibilité de démontrer qu'un système est faux. 

Pour Popper, il ne s'agit pas de dire qu'un système doit donc être absolument vrai pour être conçu comme positif, c'est-à-dire comme appartenant au discours scientifique. En revanche, sa forme logique doit permettre de démontrer, en passant par l'expérience, qu'il peut être faux : "un système faisant partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par l'expérience". Les tests pour décider si une théorie est scientifique doivent porter non pas sur leur vérité démontrée par l'expérience, mais sur la possibilité de prouver qu'elles ne sont pas fausses. Par exemple, l'énoncé "tous les cygnes sont blancs", de la même manière que l'énoncé "il pleuvra demain", sont tous les deux susceptibles d'être invalidés par l'expérience. Il s'agit donc d'énoncés scientifiques.

En revanche, un énoncé qui affirme une chose et son contraire tel que "il pleuvra et il ne pleuvra pas ici demain" est invérifiable et donc non scientifique de par sa structure logique. Quelles sciences sont donc principalement susceptibles de ne pas remplir cette condition de réfutabilité ? Popper cite en exemple la psychanalyse. La psychanalyse est bien une théorie élaborée par Freud à partir de l'observation de plusieurs cas et qui prétend pouvoir expliquer de nombreux phénomènes inconscients. Le problème est que, comme elle travaille précisément sur des phénomènes inconscients, il est possible de trouver de nombreuses interprétations possibles de ces phénomènes, ceux-ci échappant par définition à la vérification puisqu'ils ne sont pas conscients. Il est donc, en droit, impossible de réfuter Freud. Or si l'irréfutabilité dans l'ancien système pouvait apparaître comme un critère renforçant la scientificité de la théorie, dans l'optique poppérienne, celle-ci devient un défaut majeur. Ainsi, comme la psychanalyse est irréfutable empiriquement, il est impossible de la considérer comme une science. 

Conclusion

Francis Bacon est, sans doute, l'un des premiers dans l'histoire de la philosophie à avoir mis l'accent sur la nécessité, pour les sciences physiques, de faire appel à la fois à la raison et à l'expérience. Il marque donc un tournant majeur qui conduit la physique à ne plus réfléchir seulement d'un point de vue théorique, mais à mettre l'expérience au centre de ses préoccupations.

John Locke va plus loin en affirmant que toutes nos connaissances ne proviennent que de l'expérience. Il est ainsi conduit à nier l'existence en nous d'idées innées et considère l'âme comme étant, à l'origine, une table rase. Il montre ainsi que les idées proviennent toutes de l'expérience et qu'il faut distinguer les idées de sensations (sens externe) et les idées de réflexion (sens interne).

Leibniz observe cependant que l'esprit ne peut pas être considéré comme une table rase, contrairement à ce qu'affirment les empiristes comme Locke : en effet, il faut bien qu'une puissance préalable soit actualisée par l'expérience pour qu'il y ait des idées de réflexion. Or cette puissance doit forcément se trouver quelque part établie dans l'âme, dans l'entendement, avant toute expérience.

Kant, tout en rendant hommage à Francis Bacon, souligne à son tour l'importance pour la raison d'avancer armée de ses principes et de ses expériences pour progresser dans la connaissance. Il montre toutefois que la raison doit d'abord commencer par élaborer des théories avant de les vérifier par l'expérience, sans quoi l'expérience devient hasardeuse et improductive.

Bachelard souligne que le nouvel esprit scientifique conduit tout scientifique à observer les phénomènes selon une théorie préétablie. L'expérimentation qui suit cette observation est également construite par la théorie, dès les instruments utilisés qui sont de véritables théories matérialisées et qui, par conséquent, ne sont pas neutres, mais construits rationnellement. 

Enfin, Popper met au point un nouveau critère pour distinguer les sciences des pseudo-sciences : la réfutabilité. Aussi, après lui, on ne s'attache plus à ne considérer comme scientifiques que les vérités acquises une fois pour toute, mais on parle de conjectures. Ne sont reconnus comme scientifiques que les énoncés qui sont susceptibles de se retrouver invalidés par l'expérience. 

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