lundi 26 mars 2018

"Afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, [...] je me formai une morale par provision"

Commentaire

Le Discours de la méthode (1637) est un texte de René Descartes (1596-1650) qui sert de Préface à trois essais de physique : la Dioptrique, les Météores et la Géométrie. L'époque de Descartes se caractérise par la domination intellectuelle de la scolastique, philosophie enseignée depuis le Moyen Age et qui cherche à accorder la théologie chrétienne avec la pensée d'Aristote. Insatisfait par cet enseignement de nature trop dogmatique, Descartes cherche un moyen de donner aux sciences un fondement nouveau à partir de la raison. Pour cela, il met au point une méthode inspirée des mathématiques et recourt au doute afin de parvenir à une première certitude rationnelle (l'énoncé du cogito : "je pense donc je suis") sur laquelle il peut désormais s'appuyer dans sa quête de la vérité.

Le texte ci-dessous est extrait du début du livre III et correspond à l'énoncé de la fameuse "morale par provision" que Descartes se donne afin de vivre commodément en attendant de pouvoir établir une morale définitive grâce au changement de méthode qu'il propose. Dans le livre II, Descartes a présenté son doute méthodique. Or ce doute ne peut concerner que les connaissances théoriques car, pour ce qui est des connaissances pratiques, il faut bien vivre et il est impossible de suspendre son jugement. C'est pour cette raison qu'il préconise la mise en place d'une morale "par provision", terme à entendre en deux sens : celui de provision qu'on emporte avec soit à l'occasion d'un voyage, et celui de provisoire, un jugement par provision étant un jugement préalable avant une sentence définitive.

Descartes utilise une métaphore dans le domaine de la construction : lorsqu'on reconstruit sa maison, on habite un logement provisoire. De la même manière, si l'on veut rebâtir une morale sur de nouvelles fondations, il faut se munir de quelques principes pratiques afin d'éviter l'indécision : "afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, [...] je me formai une morale par provision". Pourquoi est-il si important d'éviter l'irrésolution ? Le doute a évidemment des qualités sur le plan théorique, puisqu'il permet à la raison de s'assurer que ce qu'elle croit savoir est bien une vérité. Mais sur le plan pratique, l'incertitude est nuisible car elle empêche d'agir et donc, par conséquent, de vivre. C'est pourquoi Descartes propos de garder à l'esprit trois ou quatre maximes.

La première maxime consiste à "obéir aux lois et aux coutumes de mon pays", et notamment, à suivre la religion de celui-ci. Descartes ajoute au conformisme religieux et moral, la modération dans les opinions (comme pour Aristote, Descartes juge l'excès mauvais) et la nécessité de suivre celles des hommes les plus éclairés. L'entreprise de doute radical qu'il entreprend ne vise donc pas à tout remettre en cause. Les lois, la coutume, la religion dominante d'un pays sont des indications de la manière dont il faut vivre qui, même si elles présentent comme inconvénient d'être arbitraires, permettent néanmoins de se gouverner le temps de critiquer ses propres conceptions du bien et du mal.

La deuxième maxime consiste à "être le plus ferme et le plus résolu en mes actions", ce qui a pour conséquence de se tenir à une décision prise même si, à l'usage, celle-ci se révèle finalement douteuse. Le but est d'éviter d'errer indéfiniment en changeant sans cesse de comportement. Descartes recourt à l'image du voyageur perdu dans une forêt. Pour s'en sortir, il vaut mieux prendre une direction et s'y tenir plutôt que d'en changer en permanence et de risquer de tourner en rond. Cette maxime justifie également la nécessité d'une morale provisoire car, lorsqu'on ignore quel chemin prendre, il vaut mieux parvenir à se déterminer que de continuellement hésiter sur ce qu'il faut faire. Quelle que soit la direction prise, on est au moins certain d'arriver quelque part, ce qui est toujours mieux que de demeurer perdu.

La troisième maxime consiste "à changer mes désirs plutôt que l'ordre du monde". Descartes préconise le contentement, c'est-à-dire la capacité de se rendre heureux (content) des choses que l'on a et aussi de parvenir à se contenter de celles-ci, de ne pas en vouloir davantage lorsqu'on ne peut pas les obtenir. Or, pour cela, il importe de distinguer - comme le font les Stoïciens tel qu'Epictète - ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas ; et justement, ce qui dépend de nous, ce sont "nos pensées" souligne Descartes (Epictète dans le Manuel : "les choses [...] qui dépendent de nous, ce sont l'opinion, la tendance, le désir, l'aversion"). Par conséquent, si l'on a fait de notre mieux pour obtenir quelque chose, on n'a pas à se rendre triste d'un échec, mais plutôt à considérer que l'on ne pouvait pas faire mieux.

La quatrième et dernière maxime fonctionne comme une "conclusion" et consiste "à cultiver ma raison, et m'avancer autant que je pourrais en la connaissance de la vérité". La morale provisoire fonctionne davantage comme une sagesse que comme une description de ce qu'est le devoir dans l'absolu. Mais l'ambition de Descartes, in fine, est bien d'élaborer une morale complète, reposant sur une pleine connaissance des autres sciences. Rappelons la métaphore de l'arbre qu'il utilise dans sa Lettre Préface aux Principes de la philosophie pour symboliser la connaissance : la connaissance est un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique et les différentes branches : la médecine, la mécanique et la morale. La morale par provision constitue donc plutôt une sagesse qu'une morale, mais elle n'est valide qu'en attendant l'achèvement de la connaissance qui doit permettre d'établir précisément la nature du bien et du mal. 

Texte

"Et enfin, comme ce n'est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où l’on demeure, que de l'abattre, et de faire provision de matériaux et d'architectes, ou s'exercer soi-même à l'architecture, et outre cela d'en avoir soigneusement tracé de dessin, mais qu'il faut aussi s'être pourvu de quelque autre où l’on puisse être logé commodément pendant le temps qu’on y travaillera ; ainsi, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la raison m’obligerait de l’être en mes jugements, et que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrais, je me formai une morale par provision, qui ne consistait qu’en trois ou quatre maximes dont je veux bien vous faire part.

La première était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre. Car, commençant dès lors à ne compter pour rien les miennes propres, à cause que je les voulais remettre toutes à l’examen, j’étais assuré de ne pouvoir mieux que de suivre celles des mieux sensés. [...]

Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées : imitant en ceci les voyageurs, qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d’un côté tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir ; car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt. [...]

Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde, et généralement de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. [...]

Enfin, pour conclusion de cette morale, je m’avisai de faire une revue sur les diverses occupations qu’ont les hommes en cette vie, pour tâcher à faire choix de la meilleure ; et, sans que je veuille rien dire de celles des autres, je pensai que je ne pouvais mieux que de continuer en celle-là même où je me trouvais, c'est-à-dire que d’employer toute ma vie à cultiver ma raison, et m’avancer autant que je pourrais en la connaissance de la vérité, suivant la méthode que je m’étais prescrite."

- René Descartes, Discours de la méthode (1637), III, in Oeuvres et Lettres, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1953, p. 140-144.

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