L'Utilitarisme (1863) est un ouvrage du philosophe britannique John Stuart Mill (1806-1873). L'utilitarisme est une doctrine philosophique initiée par Jérémy Bentham (1748-1832) qui fait de l'utilité le principal critère des valeurs morales. Si Bentham analyse le principe d'utilité par rapport à la quantité de plaisir, Mill complète ensuite cette doctrine en cherchant à mettre l'accent sur la qualité des plaisirs. Pour évaluer la qualité d'un plaisir, il se base sur les préférences individuelles : un plaisir est qualitativement supérieur à un autre si presque tous ceux qui l'ont mis en avant ont fait le même choix (Mill ajoute que la compétence de ceux qui font cette hiérarchie peut également être prise en compte).
Le texte ci-dessous est extrait du chapitre II qui s'intitule "Ce que c'est que l'utilitarisme". Dans le premier chapitre, Mill fait remonter l'utilitarisme au Socrate du Protagoras, puis critique les tenants d'une morale intuitionniste qui défendent la thèse de l'existence de vérités morales indépendantes de l'esprit et finit par s'en prendre à la philosophie de Kant - dont il reconnaît toutefois les mérites - en raison des conséquences de l'impératif catégorique selon lequel on ne doit agir que d'après les maximes qui peuvent être également adoptées comme loi par tous les êtres rationnels et qui conduisent à des règles contraires à la morale. Dans le chapitre II, il reprend les critiques traditionnellement adressées à l'utilitarisme comme celle qui fait de l'utilité la pierre de touche du bien et du mal ou encore celle qui reproche à l'utilitarisme de tout ramener au plaisir.
Une autre critique qui est souvent faite à l'utilitarisme selon Mill, est qu'il serait une doctrine individualiste qui, en mettant l'accent sur le plaisir ou l'absence de souffrance de l'individu, rendrait impossible le dévouement ou le sacrifice pour autrui. Mill tient donc à rappeler que le critère du bien dans l'utilitarisme est le bonheur de la société. Un comportement peut être jugé bon ou mauvais en fonction de la proportion de bonheur qu'il produit. Or ce bonheur, seule fin désirable selon Mill, est défini comme ce qui apporte du plaisir ou permet l'absence de souffrance. Mais il doit s'apprécier de façon collective et non pas individuelle. Par conséquent, l'utilitarisme ne peut pas être considéré comme une morale égoïste, mais il est une morale qui met au cœur de sa doctrine le bonheur collectif.
Prenons l'exemple d'un individu qui aurait à juger du bien ou du mal de son comportement. Il ne doit pas se placer vis-à-vis de son action comme quelqu'un qui analyserait uniquement le bonheur individuel qu'il pourrait en retirer. Il doit au contraire mettre en balance son propre bonheur et celui d'autrui, et ainsi se comporter comme un "spectateur désintéressé et bienveillant" : "spectateur" car il doit faire comme s'il était extérieur à lui-même, "désintéressé" par rapport au plaisir individuel qu'il pourrait retirer de son action et "bienveillant" à l'égard d'autrui, c'est-à-dire disposé à céder une partie de son bonheur pour un plus grand qu'autrui pourrait obtenir. Pour cette raison, Mill clame non seulement la compatibilité de la morale utilitariste avec la morale chrétienne, mais affirme même que la morale utilitariste retrouve l'esprit de l'enseignement de Jésus, à savoir : "Faire aux autres ce qu’on voudrait que les autres fassent pour vous, aimer son prochain comme soi-même, voilà les deux règles de perfection idéale de la morale utilitaire".
Cependant, Mill sait bien que les individus de son époque ne sont pas tous prêts à suivre l'esprit chrétien de la moralité - commun à l'idéal de la morale utilitaire - consistant à faire prévaloir l'intérêt général sur l'intérêt privé. C'est pourquoi il préconise deux moyens d'action. Le premier consiste à agir sur l'organisation sociale au moyen des lois et des conventions. Le législateur a pour rôle de rendre compatible les lois avec le bonheur de la collectivité et donc, il doit parvenir à harmoniser les intérêts individuels avec l'intérêt collectif (pour prendre un exemple contemporain : mettre en place des lois qui augmentent le prix du paquet de cigarette, pour faire prendre conscience au fumeur que son comportement a un coût social lié à sa prise en charge médicale). La morale utilitariste n'est pas fondée sur l'intérêt individuel mais sur l'utilité sociale. C'est cette utilité sociale que doivent promouvoir les lois car ce n'est qu'à cette condition que la morale utilitaire pourra être appelée altruiste.
Le deuxième moyen d'action consiste à faire en sorte que dans chaque esprit se produise l'association entre bonheur personnel et bien général. Or, pour agir sur les esprits, rien de mieux que l'éducation via les écoles et l'opinion via les journaux. L'objectif est de faire en sorte que les membres d'une société ne perçoivent plus leur bonheur particulier comme étant en écart avec la conduite conforme au bien général. Pour Mill, cette identification du bonheur particulier au bien général doit devenir de l'ordre du réflexe : "une impulsion directe", c'est-à-dire comme une sorte de seconde nature, pour devenir "un des motifs habituels d'action". Cette impulsion serait de l'ordre du sentiment et non plus de la raison, c'est-à-dire devenu presqu'un instinct (pour reprendre l'exemple du fumeur, les photographies sur les paquets de cigarettes ou les messages tels que "fumer tue" ou "fumer nuit gravement à la santé" visent à former les esprits pour corriger un comportement qui ne correspond pas au bien général).
Texte
"Je dois encore répéter ce que les adversaires de l’utilitarisme ont rarement la justice de reconnaître, c’est que le bonheur qui est le criterium utilitaire de ce qui est bien dans la conduite n’est pas le bonheur propre de l’agent, mais celui de tous les intéressés. Entre le propre bonheur de l’individu et celui des autres, l’utilitarisme exige que l’individu soit aussi strictement impartial qu’un spectateur désintéressé et bienveillant. Dans la règle d’or de Jésus de Nazareth nous trouvons l’esprit complet de la morale de l’utilité. Faire aux autres ce qu’on voudrait que les autres fassent pour vous, aimer son prochain comme soi-même, voilà les deux règles de perfection idéale de la morale utilitaire.
Quant aux moyens pour conformer autant que possible la pratique à cet idéal, les voici : il faudrait d’abord que les lois et les conventions sociales fissent que le bonheur ou, pour parler plus pratiquement, que l’intérêt de chaque individu fût autant que possible en harmonie avec l’intérêt général. Ensuite il faudrait que l’éducation et l’opinion qui ont une si grande influence sur les hommes établissent dans l’esprit de chaque individu une association indissoluble entre son propre bonheur et le bien de tous, spécialement entre son propre bonheur et la pratique des règles de conduite négatives et positives prescrites par l’intérêt général. Ainsi l’homme ne concevrait même pas l’idée d’un bonheur personnel allié à une conduite pratique opposée au bien général ; une impulsion directe à promouvoir le bien général pourrait être en chaque individu un des motifs habituels d’action ; les sentiments liés à cette impulsion tiendraient une place importante dans l’existence de toute créature."
- John Stuart Mill, L’utilitarisme, Chapitre II : "Ce que c'est que l'utilitarisme", trad. P.-L. Le Monnier, Félix Alcan, Paris, 1889, p. 31-32.
Texte intégral disponible en français sur Wikisource ici.
Text in original version
"I must again repeat, what the assailants of utilitarianism seldom have the justice to acknowledge, that the happiness which forms the utilitarian standard of what is right in conduct, is not the agent's own happiness, but that of all concerned. As between his own happiness and that of others, utilitarianism requires him to be as strictly impartial as a disinterested and benevolent spectator. In the golden rule of Jesus of Nazareth, we read the complete spirit of the ethics of utility. To do as you would be done by, and to love your neighbour as yourself, constitute the ideal perfection of utilitarian morality.
As the means of making the nearest approach to this ideal, utility would enjoin, first, that laws and social arrangements should place the happiness, or (as speaking practically it may be called) the interest, of every individual, as nearly as possible in harmony with the interest of the whole; and secondly, that education and opinion, which have so vast a power over human character, should so use that power as to establish in the mind of every individual an indissoluble association between his own happiness and the good of the whole; especially between his own happiness and the practice of such modes of conduct, negative and positive, as regard for the universal happiness prescribes; so that not only he may be unable to conceive the possibility of happiness to himself, consistently with conduct opposed to the general good, but also that a direct impulse to promote the general good may be in every individual one of the habitual motives of action, and the sentiments connected therewith may fill a large and prominent place in every human being's sentient existence."
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