mardi 6 mars 2018

"Les instruments ne sont que des théories matérialisées"

Commentaire

Le Nouvel esprit scientifique (1934) est un ouvrage de Gaston Bachelard (1884-1962) qui expose la nouvelle philosophie des sciences apparue au début du XXe siècle et que Bachelard nomme épistémologie non-cartésienne. Le nouvel esprit scientifique s'inscrit en rupture avec l'ancien esprit marqué par l'influence de la théorie cartésienne des natures simples. En effet, Descartes conçoit le réel comme connaissable à partir du moment où l'on est capable de réduire sa complexité apparente à des natures simples telles que la figure, l'étendue ou le mouvement (voir la Règle n° 12 des Règles pour la direction de l'esprit). Or, Bachelard montre que le réel n'est pas donné d'emblée, mais qu'il est le résultat d'une construction rationnelle. Le nouvel esprit scientifique s'attache plutôt à complexifier cette construction en s'intéressant au tissu de relations dans lequel se trouve le phénomène étudié, plutôt qu'à analyser ses éléments en allant du complexe au simple. 

Le texte ci-dessous est extrait de l'introduction de l'ouvrage. Elle s'intitule "La complexité essentielle de la philosophie scientifique". Bachelard a commencé par montrer qu'il existait deux attitudes philosophiques fondamentales : le rationalisme qui fait de la science une construction de la raison et le réalisme qui en fait un accès au phénomène tels qu'ils sont. Dans la science contemporaine, ces deux attitudes se retrouvent étroitement mêlées. Mais Bachelard décèle un vecteur particulier qui part du rationnel pour aller au réel, la science étant ainsi conçue comme la réalisation du rationnel. Cette réalisation du rationnel se produit dans les sciences physiques notamment via ce que Bachelard nomme "un réalisme technique", c'est-à-dire qu'il existe un lien étroit entre la théorie et le réel via l'appareillage dans les sciences. Les instruments du scientifique sont toujours le fruit d'une construction qui résulte du progrès des sciences, d'un approfondissement du réel par la raison au moyen de la technique. 

Avant même le recours à des instruments, l'observation dans les sciences n'est pas de même nature que l'observation naïve des phénomènes. Observer consiste à considérer attentivement les phénomènes tels qu'ils se produisent. Mais le scientifique ne s'en tient jamais seulement à sa "première vision", à l'expérience immédiate car il prend "un corps de précautions qui conduisent à réfléchir avant de regarder". Autrement dit, le scientifique commence par penser les phénomènes avant de les observer. Il arrive devant eux avec une préparation théorique qui lui permet d'objectiver ce qu'il voit, d'en rendre compte. Ainsi, l'observation n'est pas qu'un simple moyen de voir ou de montrer quelque chose, elle est en elle-même une démonstration, une méthode d'objectivation des phénomènes étudiés. 

Bachelard ajoute que "l'observation scientifique est toujours une observation polémique". L'adjectif polémique vient du grec polemos qui signifie "guerre". En science, l'observation d'un phénomène s'accompagne d'une série d'hypothèses venant expliquer ce qu'il se passe. Par conséquent, une observation scientifique vise toujours à se positionner par rapport à une théorie préalable, donc à confirmer ou infirmer une explication possible. Il y a une dimension de confrontation à un état antérieur du savoir et un nouvel état que l'observation doit venir compléter. C'est là un trait marquant du nouvel esprit scientifique selon Bachelard qui passe ainsi du "comme si" au "pourquoi pas", de la simple analogie à la paralogie, c'est-à-dire de la comparaison naïve des théories à leur correction progressive.

L'originalité de Bachelard consiste à affirmer que cette phase critique se fait dès l'observation. Celle-ci lui apparaît comme un préalable à l'expérience, plutôt que ce qui en découle : on observe avant d'expérimenter. L'observation est une manière d'objectiver le phénomène, d'en rendre compte au moyen d'une théorie, c'est pourquoi elle ne consiste pas seulement à voir un résultat mais à en proposer une interprétation. C'est pour cette raison qu'elle démontre déjà en montrant. Elle ne procède pas au hasard, elle ne s'intéresse pas à des curiosités, mais elle hiérarchise. Si l'observation ne s'accorde pas avec la théorie, alors le scientifique reconstruit ses schémas et réalise une nouvelle expérience avec un nouveau plan d'observation qui vient confirmer ou non cette modification. Mais ce qui importe, c'est que la construction théorique précède toujours l'observation des phénomènes. 

La dimension polémique de l'observation apparaît d'autant plus lorsqu'on passe à l'expérimentation. L'expérimentation consiste à provoquer une observation dans l'intention d'étudier un phénomène. Le scientifique recourt à des instruments pour mesurer et enregistrer ses résultats. Or que sont-ils ? Pour Bachelard, "les instruments ne sont que des théories matérialisées". Par exemple, un voltmètre est conçu à partir de la théorie de l'électromagnétisme. Autrement dit, dans sa forme même, il est déjà l'expression d'une théorie. Or, nous avons souvent tendance à croire que les appareils servant à l'investigation scientifique sont neutres, c'est-à-dire qu'ils nous donnent un accès au réel indépendamment de notre intervention. Pourtant, Bachelard souligne qu'ils sont le résultat eux-mêmes de théories. Par conséquent, de même que l'observation scientifique se fait à l'intérieur d'une représentation théorique du réel, l'expérimentation et les phénomènes qu'elle produit "portent de toutes parts la marque théorique", c'est-à-dire l'empreinte de la raison qui les a constitués et mis en forme. 

Texte

"Déjà l'observation a besoin d'un corps de précautions qui conduisent à réfléchir avant de regarder, qui réforment du moins la première vision, de sorte que ce n'est jamais la première observation qui est la bonne. 

L'observation scientifique est toujours une observation polémique ; elle confirme ou infirme une thèse antérieure, un schéma préalable, un plan d'observation ; elle montre en démontrant ; elle hiérarchise les apparences ; elle transcende l'immédiat ; elle reconstruit le réel après avoir reconstruit ses schémas. 

Naturellement, dès qu'on passe de l'observation à l'expérimentation, le caractère polémique de la connaissance devient plus net encore. Alors il faut que le phénomène soit trié, filtré, épuré, coulé dans le moule des instruments, produit sur le plan des instruments. Or les instruments ne sont que des théories matérialisées. Il en sort des phénomènes qui portent de toutes parts la marque théorique."

Gaston Bachelard, Le Nouvel Esprit Scientifique, "Introduction : la complexité essentielle de la philosophie scientifique", PUF, coll. "Quadrige", p. 16.

Texte en version intégrale disponible ici

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