dimanche 4 mars 2018

La "Seconde Préface" à la Critique de la Raison pure de Kant (Fiche de lecture)

Le but que Kant se fixe dans la Critique de la raison pure est de déterminer si la Métaphysique, discipline qui étudie ce qui dépasse (méta) la physique, peut-être appréhendée en tant que science, c’est-à-dire en s’inspirant des caractéristiques des autres sciences, telles que la Logique, la Mathématique et la Physique. Ces dernières procèdent à partir d’une connaissance a priori qui permet l'observation de la nature au moyen de l'expérience. Cette expérience est orientée par une théorie qui rend possible son interprétation.

Or, la Métaphysique ne travaille qu’à partir de concepts et ne peut se prévaloir d’aucune confrontation directe avec la réalité. Pourtant, il semble nécessaire qu'elle connaisse comme les autres sciences, sa révolution copernicienne, c'est-à-dire qu'elle abandonne son ancienne prétention de parvenir à une connaissance des choses en soi, inaccessibles par l'expérience, pour devenir un savoir sur les conditions de possibilité du fonctionnement même de la raison, un traité de la méthode du raisonnement et donc une critique de la raison procédant indépendamment de l'expérience, c'est-à-dire de la raison pure. 

[N.B. : Cette fiche de lecture a été réalisée à partir du texte de la "Seconde Préface" de la Critique de la raison pure paru en 2001 aux éditions PUF Quadrige et traduit par A. Tremesaygues et B. Pacaud. La pagination à laquelle renvoient les citations fait référence à cet ouvrage.]

I/ Faire de la Métaphysique une science 

Pour savoir si les connaissances du domaine propre à la raison suivent le chemin sûr d’une science, il suffit d’en juger par le résultat. Si l’on tombe dans l’embarras malgré de nombreux préparatifs et que le désaccord règne entre les collaborateurs, on peut être certain de l’inanité d’une telle connaissance. Or c’est déjà beaucoup pour la raison de pouvoir s’apercevoir qu’elle se trompe. Il faut prendre exemple sur la logique : cette dernière a bien réussi à devenir une science malgré sa limitation l’obligeant à faire abstraction des objets de la connaissance et de leurs différences. 

En tant qu’il doit y avoir de la raison dans les sciences, il faut qu’on y connaisse quelque chose a priori, la connaissance de la raison peut donc se rapporter à son objet de deux manières : 
  • la connaissance théorique : la détermination de cet objet et de son concept ;
  • la connaissance pratique : la réalisation de cet objet.

1/ Les autres sciences 

La Mathématique et la Physique (seulement en partie et en tenant compte d’autres sources de connaissance que celles de la raison) sont les deux connaissances théoriques de la raison qui doivent déterminer leurs objets a priori. 

A/ Les Mathématiques 

L’accession au rang de science des Mathématiques remonte à l’antiquité grecque, elle se caractérise par la possibilité de la raison à connaître ses objets a priori : "le premier qui démontra le triangle isocèle […] trouva qu’il ne devait pas s’attacher à ce qu’il voyait dans la figure, ou même au simple concept qu’il en avait pour en comprendre les propriétés, mais qu’il devait produire cette figure par ce qu’il y pensait et présentait (par construction) a priori d’après les concepts eux-mêmes, et que, pour connaître une chose a priori, il ne devait attribuer à cette chose que ce qui en résultait nécessairement de ce qu’il y avait mis lui-même, conformément à son concept" (p.16). 

B/ La Physique 

L’accession au rang de science de la Physique fut plus lente. Il a fallu une véritable "révolution subite dans la manière de penser". Galilée, Torricelli ou Copernic "comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans, qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions, et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin" (p.17). La raison doit donc se présenter devant la nature avec ses deux mains : dans l'une, elle tient les principes qui lui permettent de remonter des phénomènes concordants aux lois dont ils découlent ; dans l'autre, elle a recours à l'expérimentation qu'elle imagine d'après ces mêmes principes. 

2/ La Métaphysique

A/ L’échec de la Métaphysique 

La Métaphysique se définit comme la "connaissance spéculative de la raison tout à fait isolée et qui s’élève complètement au dessus des enseignements de l’expérience par de simples concepts (et non pas comme la mathématique, en appliquant ses concepts à l’intuition), et où par conséquent la raison doit être son propre élève". Kant constate qu'elle n’est pas encore engagée dans la voie sûre d’une science. Au contraire, elle est "une arène tout particulièrement destinée à exercer les forces des lutteurs en des combats de parade". Pourtant, elle est à l’origine d’une recherche naturelle de la raison et mérite une considération plus importante. 

Il faut donc changer de méthode en imitant la Mathématique et la Physique "du moins à titre d’essai, autant que le permet leur analogie, en tant que connaissances rationnelles, avec la métaphysique" (p.18). Pour cela, il faut s’inspirer de la révolution copernicienne et supposer que les objets doivent se régler sur notre connaissance, s’accordant ainsi avec la possibilité d’une connaissance a priori de ces objets qui puisse établir quelque chose à leur égard avant qu’ils nous soient donnés. 

a/ Expérience et Entendement

L’expérience est un mode de connaissance qui exige le concours de l’entendement dont il est nécessaire de présupposer la règle dans le sujet avant que les objets ne soient donnés a priori. Or cette règle s’exprime en des concepts sur lesquels tous les objets de l’expérience doivent nécessairement se régler et avec lesquels ils doivent s’accorder. 

Ces règles de la raison pure consistent donc dans la possibilité de maîtriser le raisonnement, non pas seulement d’un point de vue logique (qui ne s’occuperait que des formes de la pensée), mais du point de vue scientifique, dont les objets ici sont les concepts a priori eux-mêmes : 
  • rien ne pourra être envisagé autrement que relevant d’un sujet pensant : le phénomène est ce que le sujet pensant perçoit et non la chose en soi (l'objet tel qu'il serait indépendamment d'un sujet) ; 
  • il conviendra de s’assurer de la cohérence générale des manières de penser, le principe d’une science ne pouvant entrer en contradiction avec celui d’une autre. Seule la Métaphysique se situe à ce point privilégié qui permet de percevoir l’unité du savoir. 

b/ But de la Critique 

Il convient de réaliser un examen des concepts et des principes admis a priori, en les envisageant de deux points de vue : 
  • comme objets des sens et de l’entendement dans l’expérience ;
  • comme objets qu’on ne fait que concevoir (c’est-à-dire les objets de la raison pure isolée et s’efforçant de s’élever au dessus des limites de l’expérience).

Sans cette distinction, la raison retombe sur des contradictions. Cette méthode est empruntée aux physiciens, elle consiste à rechercher les éléments de la raison pure dans ce qu’on peut rejeter ou affirmer au moyen de l’expérimentation. 

II/ Le changement de méthode 

1/ Un traité de la méthode 

La Métaphysique par cette nouvelle méthode prend le sûr chemin d’une science. Non seulement on peut expliquer la possibilité de la connaissance a priori mais, également, doter de leurs preuves suffisantes, les lois qui servent a priori de fondement à la nature (nature qu'il faut entendre comme l'ensemble des objets de l’expérience) : "c’est dans cette tentative de changer la méthode suivie jusqu’ici en Métaphysique et d’opérer ainsi en elle une révolution totale, suivant l’exemple des géomètres et des physiciens, que consiste l’œuvre de cette Critique de la raison pure. Elle est un traité de la méthode et non un système de la science elle-même" (p.21). 

Or, ainsi, on obtient un résultat étrange : si on refuse à la raison spéculative tout progrès dans le champ du supra-sensible, il est impossible de constituer une Métaphysique comme science. 

Pourtant c’est à bon droit que la raison exige la recherche de l’Inconditionné afin d’achever la série des conditions. Il faut donc séparer la connaissance a priori en deux éléments bien distincts : celui des choses comme phénomènes et celui des choses en soi. Ainsi l’Inconditionné doit se trouver dans les choses en tant que nous ne les connaissons pas, en tant que choses en soi. 

Il reste encore à chercher s’il ne se trouve pas, dans le domaine de la connaissance pratique, des données qui lui permettent de déterminer ce concept rationnel transcendant de l’Inconditionné et de dépasser, conformément au désir de la Métaphysique, les limites de toute expérience possible : "la raison pure est une unité tout à fait à part et qui se suffit à elle-même, dans laquelle chaque membre, comme dans un corps organisé, existe pour les autres et tous pour chacun et où nul principe ne peut être pris avec certitude sous un point de vue sans avoir été examiné dans l’ensemble de ses rapports avec tout l’usage pur de la raison. […] Une fois mise par cette critique dans la voie sûre d’une science, elle peut embrasser pleinement tout le champ des connaissances qui lui appartiennent, achever ainsi son œuvre et la transmettre à la postérité comme une possession utilisable, mais qu’il est impossible de jamais augmenter" (p.21). 

Il faut réaliser un rétrécissement de l’usage de notre raison et non une extension (cf. métaphore de la police), ce qui fait que cette nouvelle méthode paraît d’abord négative, mais qui ensuite peut avoir une dimension positive, une Métaphysique épurée par la Critique et dont l’usage pratique est selon Kant, "absolument nécessaire". 

2/ Connaître et penser

La partie "Analytique" de la Critique sert à prouver deux choses : 
  • l’espace et le temps ne sont que des formes de l’intuition sensible, par conséquent ils ne sont que des conditions de l’existence des choses comme phénomènes ;
  • nous n’avons pas d’autres concepts de l’entendement sans une intuition correspondante à ces concepts, par conséquent nous ne pouvons connaître aucun objet comme chose en soi, mais seulement en tant qu’objet d’intuition sensible (c'est-à-dire en tant que phénomène). 

Cependant, nous pouvons penser ces mêmes objets comme des choses en soi. Mais pour les connaître, il faudrait pouvoir en prouver la possibilité a priori, avant toute expérience. Pour les penser, pourvu que le concept soit une pensée possible, la seule limite est le principe de contradiction. Et même si dans l’ensemble de toutes les possibilités, on ne peut pas dire qu’un objet corresponde à ce concept, on peut toutefois lui attribuer une valeur objective sans la chercher dans des sources théoriques de la connaissance mais dans des sources pratiques. Kant prépare ici la Critique de la raison pratique

3/ Chose en soi et phénomène

Si on ne réalise pas par la Critique la distinction entre les choses comme objet d’expérience et les choses comme choses en soi, alors le principe de causalité, et par conséquent, le mécanisme naturel dans la détermination des choses, s’étend à toutes les choses en général considérées comme causes efficientes. Par exemple, pour la liberté, le déterminisme naturel des choses en soi du domaine physique s’appliquerait également à la volonté libre de l’âme humaine du domaine métaphysique. Si on confond le libre arbitre, qui est la cause efficiente de la raison pensant les possibilités indéfinies de l’action humaine, et la cause naturelle réalisée par l’entendement totalement déterminé, on pousse l’âme à la contradiction (c'est-à-dire aux antinomies). En réalité, on éprouve la liberté pratique par la raison et le déterminisme théorique par l’entendement. On peut donc penser la liberté si toutefois on admet deux modes de représentation : le mode sensible (libre/pratique) et le mode intellectuel (déterminé/ théorique). 

A supposer que la morale (posant a priori comme données de la raison des principes pratiques) implique nécessairement la liberté comme une propriété de notre volonté, mais que la raison spéculative ait démontré que cette liberté ne se laisse nullement concevoir, il faut nécessairement que la supposition morale ne fasse pas place à la supposition de la liberté qui renferme par la possibilité de son contraire une contradiction manifeste. De ce point de vue, la liberté et la moralité doivent céder la place au mécanisme de la nature. Mais comme au point de vue de la morale, il suffit que la liberté ne soit pas contradictoire en elle-même (c'est-à-dire qu'elle soit nécessairement libre), la doctrine de la physique garde sa position et la moralité également. 

On ne peut jamais atteindre Dieu, la liberté en faveur de l’usage pratique nécessaire de ma raison, sans enlever en même temps à la raison spéculative ses prétentions injustes à des vues transcendantes. C'est pourquoi Kant écrit : "je dus donc abolir le savoir afin d’obtenir une place pour la croyance" (p. 24). Il renvoie dos-à-dos le dogmatisme de la métaphysique, c’est-à-dire le préjugé de progresser en elle sans critique de la raison pure, et le libertinage de ceux qui refusent de croire à la nécessité des vertus morales. 

4/ Vers un résultat positif 

Grâce à cette suppression des erreurs de la dialectique (c'est-à-dire de la Métaphysique de l’antinomie) qui est la plus importante tâche de la philosophie, et malgré le changement important réalisé dans le champ des sciences, "tout reste dans le même état avantageux" en ce qui concerne "l’intérêt général de l’humanité et le profit des doctrines de la raison pure". La raison n'a pas plus besoin de s’élever à de vaines prétentions de connaître des objets qui lui échapperont toujours. 

La Critique n’est d’ailleurs pas opposée à un procédé dogmatique de la raison dans sa connaissance pure en tant que science (car la science doit toujours être dogmatique) mais elle s'oppose au dogmatisme qui suit la raison pure lorsqu'elle n'a pas effectué de critique préalable de son pouvoir propre de connaître. Elle est donc une préparation nécessaire au développement d’une métaphysique bien établie en tant que science. 

Par rapport à la première édition de 1781, Kant précise qu’il a tenté d’éloigner les obscurités et les difficultés liées à de fausses interprétations, notamment dans l’esthétique et dans la section "Du temps". Dans une note, il précise que la seule véritable addition concerne une réfutation nouvelle de l’idéalisme psychologique et la preuve rigoureuse de la réalité objective de l’intuition extérieure (cf. note p. 27-28). 

Enfin, Kant annonce son projet de fonder une Métaphysique de la nature et une autre des mœurs, comme confirmation de l’exactitude de la critique de la raison aussi bien spéculative que pratique. 

Conclusion 

Finalement, la Métaphysique apparaît comme une propédeutique définitivement établie qui permet à chaque science de se déployer en toute sûreté. Parler de réduction de la Métaphysique est impropre car la véritable réduction est celle que la raison s’impose à elle-même lorsqu’elle est dans l’erreur. La critique est une chance pour la métaphysique ‑ comme pour la science ‑ parce qu’elle lui permet d’être assurée des résultats auxquels elle peut prétendre. 

La conséquence de cette critique est l’abandon de la connaissance scientifique des gros objets de la métaphysique : la liberté, Dieu et l’immortalité de l’âme. Si l’on veut parler de ce qui dépasse l’expérience et qui pourtant est nécessaire, par exemple à l’agir, il faut recourir à une autre voie de la raison. Il s'agit des quatre antinomies de la raison pure que sont la liberté, Dieu, l'âme et le Monde. 

Le dogmatisme qui enseigne des choses auxquelles personne ne comprend rien est responsable de l’incrédulité des libertins en matière morale. La Critique limite donc le savoir pour laisser place à la croyance de telle sorte que l’on puisse à nouveau croire raisonnablement, dans les limites de la simple raison et dans les règles qui gouvernent l’action. La raison s’impose dès lors que l’on s’y prend avec méthode et la critique constitue la condition nécessaire et première de son exercice.

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