vendredi 23 mars 2018

"Nous n'avons aucune idée du moi"


Commentaire

Le Traité de la nature humaine (1740) est composé de trois livres portant respectivement sur l'entendement, les passions et la morale. Rédigé par David Hume (1711-1776), il constitue l'une des références de la philosophie empiriste, doctrine selon laquelle les connaissances de l'esprit proviennent de l'expérience seule. L'empirisme s'oppose au rationalisme qui prétend établir des connaissances à partir des analyses de la raison. Hume critique ainsi l'idée de sujet : elle est le résultat d'une abstraction de la raison, sans lien réel avec l'expérience. Le moi serait ainsi une invention de l'imagination. 

Le texte ci-dessous est extrait du livre I consacré à l'entendement. Après avoir discuté de l'origine des idées (partie I), notamment de celles de l'espace et du temps (partie II), et de la connaissance (partie III), Hume expose les raisons de son scepticisme (partie IV) à l'égard des principales déductions métaphysiques (partie IV) dont la question de l'identité personnelle (section VI). A chaque fois, Hume invoque le fait que nous imaginons une causalité là où il n'y a qu'habitude : c'est vrai pour l'immatérialité de l'âme (section V) mais aussi pour l'identité personnelle puisqu'aucune idée claire ne correspond à l'idée de sujet. 

Hume emploie volontairement un ton polémique pour s'en prendre aux philosophes qui croient en l'évidence du sujet. Selon lui, l'identité personnelle relève de leur imagination. Cette attaque vise notamment Descartes qui assoit la certitude de sa philosophie sur l'expérience que chacun peut faire du moi conscient. En effet, le célèbre argument du cogito conclut à la nécessité de l'existence personnelle à partir de l'expérience de la pensée ("je pense donc je suis"). Descartes en fait même le premier principe de sa philosophie. Le schème de son raisonnement peut s'entendre de manière élargie : douter, affirmer, nier, aimer, vouloir, imaginer, etc., toutes ces actions constituent une forme possible du je pense et appuie l'idée de l'existence d'un "je". 

En bon sceptique, Hume s'interroge : mais alors à quelle impression claire faut-il relier cette idée du moi ? Rappelons en effet que pour Hume, toutes les idées viennent des impressions : il n'existe donc pas d'idées innées, présentes dans l'esprit dès la naissance, contrairement à ce que pense Descartes. Hume a une position empiriste : rien n'est dans l'esprit qui n'ait d'abord été dans les sens. Par impression, il faut comprendre les sensations ou les sentiments que sont la douleur, le plaisir, la joie, le chagrin. Or "le moi n'est pas une impression" car si c'était le cas, cette impression resterait la même tout au long de la vie. L'argument central de Hume est ici : nous n'avons aucune impression d'un moi qui serait continue à travers le temps, mais toujours de telle ou telle impression. Hume conclut donc que "nous n'avons aucune idée du moi"

En revanche, Hume souligne que l'affirmation qu'il conteste, à savoir celle de l'existence d'une idée du moi est tout à fait possible. Simplement, il s'agit alors d'une hypothèse qui ne démontre en rien l'existence de l'identité personnelle. L'expérience du moi étant une expérience personnelle, Hume ne peut pas démontrer que ce qu'il avance est la vérité. Certes il ne constate pas en lui d'idée du moi qui se rattacherait à une impression continue, mais il ne peut pas affirmer la même chose pour autrui. Toutefois, il insiste sur le fait que sa position qui consiste à affirmer la non existence d'une permanence du moi est tout à fait possible, ce qui invalide tout positionnement qui chercherait à asseoir la certitude sur cette expérience du moi. 

L'argument de Hume dispose néanmoins de la force d'une massue. Il invoque son expérience personnelle de l'introspection, c'est-à-dire le fait pour un sujet de s'examiner soi-même : "pour ma part, quand j’entre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je bute toujours sur quelque perception particulière". Autrement dit, il n'y a pas de je sans une pensée précise. Hume prend l'exemple du "sommeil profond" où n'ayant aucune sensation, nous n'avons pas la sensation d'exister. Cela signifie que sans aucune perception, sans aucune action de notre esprit, nous sommes comme mort. Sans une action (penser, souffrir, aimer, haïr), il n'y pas de "je" qui demeure. En d'autres termes, le sujet n'existe pas indépendamment du verbe. 

Texte

"Il y a certains philosophes qui imaginent que nous sommes à tout moment conscients de ce que nous appelons notre MOI, que nous sentons son existence et sa continuité d’existence, et que nous sommes certains, [d’une certitude qui va] au-delà de l’évidence de la démonstration, aussi bien de sa parfaite identité que de sa parfaite simplicité. La plus forte sensation [et] la plus violente passion, disent-ils, au lieu de nous distraire de cette vue, ne font que l’établir plus intensément, et [elles] nous font considérer leur influence sur le moi, soit par leur douleur, soit par leur plaisir. Tenter de le prouver davantage, ce serait en affaiblir l’évidence, puisqu’aucune preuve ne peut être tirée d’aucun fait dont nous soyons aussi intimement conscients, et il n’est rien dont nous puissions être certains si nous doutons de cela.

Malheureusement, toutes ces assertions positives sont contraires à l’expérience même qu’on allègue en leur faveur ; et nous n’avons aucune idée du moi de la manière ici expliquée. En effet, de quelle impression cette idée pourrait-elle être tirée ? Il est impossible de répondre à cette question sans contradiction ni absurdités manifestes ; et pourtant, c’est une question à laquelle il faut nécessairement répondre si nous voulons que l’idée de moi passe pour claire et intelligible. Il faut [bien] qu’il y ait quelque impression qui donne naissance à toute idée réelle. Mais le moi, ou personne, n’est pas une impression, mais c’est ce à quoi sont supposées se rattacher nos différentes impressions et idées. Si une impression donne naissance à l’idée du moi, cette impression doit demeurer invariablement la même durant le cours entier de notre vie, puisque le moi est supposé exister de cette manière. Mais il n’existe aucune impression constante et invariable. Douleur et plaisir, chagrin et joie, passions et sensations se succèdent les uns aux autres, et ils n’existent jamais tous en même temps. Ce ne peut donc être d’aucune de ces impressions ni d’aucune autre que l’idée du moi est dérivée, et, par conséquent, une telle idée n’existe pas. 

Mais encore, que doit-il advenir de toutes nos perceptions particulières selon cette hypothèse ? Elles sont toutes différentes, discernables et séparables les unes des autres, elles peuvent être considérées séparément, et elles peuvent exister séparément et n’ont besoin de rien pour soutenir leur existence. De quelle manière appartiennent-elles donc au moi, et comment lui sont-elles connectées ? Pour ma part, quand j’entre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je bute toujours sur quelque perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais, à aucun moment, me saisir moi-même sans une perception, et jamais je ne puis observer autre chose que la perception. Quand mes perceptions sont supprimées pour un temps, comme par un sommeil profond, aussi longtemps que je suis sans conscience de moi-même, on peut vraiment dire que je n’existe pas. Et si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort, et que je ne puisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé, et je ne conçois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi une parfaite non-entité. Si quelqu’un, à partir d’une réflexion sérieuse et sans préjugé, pense qu’il a une notion différente de lui-même, je dois avouer que je ne puis raisonner plus longtemps avec lui. Tout ce que je peux lui accorder, c’est qu’il peut avoir raison aussi bien que moi, et que nous différons essentiellement sur ce point. Il peut peut-être percevoir quelque chose de simple et de continu, qu’il appelle lui-même, mais je suis certain qu’il n’existe pas un tel principe en moi."

David Hume, Traité de la nature humaine (1739), Livre I : "De l'entendement", Partie IV : "Du système sceptique et des autres systèmes philosophiques", Section VI : "De l'identité personnelle", trad. P. Folliot, coll. Les classiques des sciences sociales (disponible en ligne). 

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