L'Energie spirituelle (1919) est un recueil de sept essais et conférences du philosophe français Henri Bergson (1859-1941). Le texte ci-dessous est extrait du chapitre II qui s'intitule "L'âme et le corps". A l'origine, il s'agit d'une conférence publiée par la revue de culture protestante Foi et Vie en 1912. Bergson s'y interroge sur les interactions entre le cerveau et la conscience. Il défend l'idée que la conscience n'est pas matérielle et qu'on ne doit pas réduire le mental au cérébral car il n'est pas possible de voir dans un cerveau l'intégralité de ce qui se passe dans la conscience qui lui correspond.
Le texte se situe au début de la conférence, Bergson vient de reprendre la position scientiste qui prétend pouvoir expliquer les causes dont la conscience est l'effet et il remarque qu'elle n'apporte pas les preuves de cette prétention. Il en appelle donc à l'expérience pour rejeter l'idée que le mental (la conscience) se confondrait avec le cérébral (le cerveau). Bergson est en effet le défenseur d'un spiritualisme psychologique (à ne pas confondre avec le spiritualisme philosophique de Berkeley), doctrine selon laquelle les phénomènes psychiques ne sont pas réductibles aux phénomènes physiologiques (c'est-à-dire aux phénomènes qui tiennent à l'organisation physique du cerveau).
Bergson estime comme un point acquis par l'expérience qu'il existe une solidarité entre la conscience et le corps. Mais cette position ne signifie pas que "le cérébral est l'équivalent du mental", c'est-à-dire précise-t-il que l'on puisse "lire dans un cerveau tout ce qui se passe dans la conscience correspondante". Les avancées de la science conduisent en effet les neurologistes à abandonner la notion philosophique d'âme car jugée trop métaphysique. Ils limitent leurs investigations à ce qu'ils peuvent observer, à savoir le cerveau. Mais certains d'entre eux ont aussi tendance à réduire ce cerveau à la conscience, pensant parvenir un jour à pouvoir observer l'intégralité de la conscience simplement en observant le cerveau.
Or pour Bergson, une vision intégrale de la conscience n'est pas démontrée par la science. Il utilise pour expliquer sa position une analogie : celle d'un vêtement accroché sur un clou. Le vêtement représente la conscience et le clou le cerveau. Dans cette situation, il est évident qu'"un vêtement est solidaire du clou auquel il est accroché", il y a bien interdépendance des deux éléments, mais cette interdépendance ne signifie pas que :
- chaque détail du clou corresponde à un détail du vêtement ;
- le clou soit l'équivalent du vêtement ;
- le clou et le vêtement soient la même chose.
On remarque ici que Bergson envisage plusieurs relations possibles entre la conscience et le cerveau qui verraient celle-ci peu ou prou se confondre avec lui. Il reconnaît toutefois que c'est bien le cerveau qui porte la conscience. Cela est acquis par la neurologie qui a montré qu'il était possible de localiser certaines fonctions de la conscience dans des aires cérébrales précises. Mais cette identification de certaines fonctions dans le cerveau ne permet pas d'induire qu'on pourra un jour décrire l'ensemble de son activité de cette manière. En outre, la conscience ne vit pas nécessairement parallèlement au cerveau, certaines aires peuvent être actives, se combiner pour justement permettre à la conscience d'agir. Enfin, il est prématuré au stade où en sont les connaissances en neurologie d'affirmer que le cerveau serait l'autre nom de la conscience, plus scientifique parce que matériel et donc observable.
Bergson affirme ainsi que "si la conscience est incontestablement accrochée à un cerveau", il faut bien se garder d'affirmer que "le cerveau dessine tout le détail de la conscience" ou "que la conscience soit une fonction du cerveau" : aucune expérience ne permet de prouver que le cerveau est le tout de la conscience. Pour éviter de tomber dans cette illusion scientiste, il importe de s'assurer que toute affirmation le concernant s'appuie effectivement sur l'observation. Et en l'espèce, tout ce que "la science nous permet d'affirmer c'est l'existence d'une certaine relation entre le cerveau et la conscience", rien de plus.
Texte
"Que nous dit en effet l'expérience ? Elle nous montre que la vie de l'âme ou si vous aimez mieux la vie de la conscience, est liée à la vie du corps, qu'il y a solidarité entre elles, et rien de plus. Mais ce point n'a jamais été contesté par personne, et il y a loin de là à soutenir que le cérébral est l'équivalent du mental, qu'on pourrait lire dans un cerveau tout ce qui se passe dans la conscience correspondante.
Un vêtement est solidaire du clou auquel il est accroché, il tombe si on l'arrache du clou, il oscille si le clou remue, il se troue, il se déchire si la tête du clou est trop pointue, il ne s'ensuit pas que chaque détail du clou corresponde à un détail du vêtement, ni que le clou soit l'équivalent du vêtement, encore moins s'ensuit-il que le clou et le vêtement soient la même chose.
Ainsi la conscience est incontestablement accrochée à un cerveau, mais il ne résulte nullement de là que le cerveau dessine tout le détail de la conscience, ni que la conscience soit une fonction du cerveau. Tout ce que l'observation, l'expérience, et par conséquent la science nous permet d'affirmer c'est l'existence d'une certaine relation entre le cerveau et la conscience."
Henri Bergson, “L'âme et le corps”, 1912, in L'énergie spirituelle, PUF, p 36-37.
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