Du Citoyen (1642) est un ouvrage du philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679). Il se compose de trois parties : "La Liberté", "L'Empire" et "La Religion". Ce texte annonce pour une bonne part les thèses développées dans son oeuvre politique ultérieure plus connue : Le Léviathan (1651). C'est également dans l'Epître dédicatoire de cet ouvrage que l'on trouve la célèbre formule "l'homme est un loup pour l'homme", accompagnée d'une formule qui laisse entrevoir la possibilité d'une modération des ardeurs de la partie lupine de l'homme : "l'homme est un dieu pour l'homme". L'homme est en effet capable à la fois de choses divines telles que de faire preuve de justice ou de charité envers son prochain, mais aussi de recourir à la force et à la tromperie qui sont les deux vertus de la guerre selon Hobbes.
Le texte ci-dessous est extrait du premier chapitre de la première section. Dans l'Epître dédicatoire, il explique que jusqu'à présent, la science morale n'a pas été capable de faire autant de progrès que les sciences mathématiques, notamment la géométrie. Hobbes attribue cet échec au fait que personne n'a su trouver le bon point de départ. Or ce point de départ consiste à s'apercevoir qu'il est dans la nature de l'homme de vouloir s'approprier certaines choses, que certains résistent et que de là apparaissent les guerres et autres calamités du même genre. Ainsi, il conclut que deux principes gouvernent la nature humaine :
- la "convoitise naturelle" : elle "porte chacun d'eux à désirer d'avoir en propre l'usage de toutes les choses que la nature leur a données en commun";
- la "raison naturelle" : les hommes "s'efforcent autant qu'il leur est possible d'éviter la mort violente, comme le plus grand de tous les maux de la nature".
Hobbes s'inscrit d'emblée en opposition avec l'idée aristotélicienne d'une sociabilité naturelle de l'homme. Il critique cette conception car il l'identifie comme étant un postulat, c'est-à-dire un principe de départ qu'il faut obligatoirement admettre. La thèse d'Aristote qui définit l'homme comme animal politique revient à défendre l'idée qu'il se crée en tout homme un attachement naturel à la communauté politique dont il fait partie. A partir de là, Aristote estime selon Hobbes qu'il suffit que les hommes s'accordent sur un pacte social ainsi que sur des lois pour que l'ensemble de la communauté vive en paix.
Mais Hobbes considère cette thèse comme une erreur et qui vient "d'une trop légère contemplation de la nature humaine". Il part en effet d'une anthropologie spécifique, c'est-à-dire d'une conception de la nature humaine, pour édifier sa doctrine politique. Le point central qui le distingue d'Aristote est que l'association des hommes ne répond pas à une nécessité naturelle, mais relève de l'accident. L'homme n'aime pas naturellement son prochain. Hobbes prouve cette affirmation en posant la question suivante : si c'était le cas alors "pourquoi chacun n'aimerait pas le premier venu, comme étant autant homme qu'un autre" ? On s'attache en effet aux gens de sa famille, de son village éventuellement aussi, mais on ne ressent aucun attachement particulier à l'égard d'un parfait inconnu.
Il avance également deux autres arguments encore plus convaincants. Tout d'abord, si l'homme était naturellement un être social, comment expliquer ce sentiment si particulier de l'amitié, c'est-à-dire de l'élection, de la préférence d'un être par rapport aux autres ? L'amitié consiste à choisir quelqu'un pour le faire entrer dans un cercle privilégié, mais revient également à exclure aussi de fait tous les autres. Ensuite, l'autre argument de Hobbes consiste à dire qu'on ne se sociabilise pas dans n'importe quel cercle social : on choisit plus particulièrement celui où l'"on reçoit de l'honneur ou de l'utilité" et on évite, par conséquent, ceux qui ne nous apportent rien. On peut ainsi résumer ces deux arguments par le constat suivant : on ne s'associe pas avec n'importe qui.
De ces diverses observations, Hobbes déduit que "nous ne cherchons pas de compagnons par quelque instinct de la nature ; mais bien l'honneur et l'utilité qu'ils nous apportent". Autrement dit, l'homme est sociable non par instinct, mais par intérêt. Cela fait toute la différence lorsqu'on réfléchit au moyen d'assurer la paix dans une société civile : il ne s'agit plus d'attendre des hommes qu'ils s'accordent sur les lois qui régissent la vie sociale, mais bien de se servir de l'intérêt qu'ils prendront à l'association. Or, si l'on suit la conception hobbésienne d'une nature humaine caractérisée par la convoitise et la raison, le meilleur moyen d'assurer la vie sociale consiste à agir sur les craintes et notamment la plus fondamentale d'entre elles, celle de la mort. Ainsi conclut Hobbes un peu plus loin dans ce chapitre : "c'est donc une chose tout avérée, que l'origine des plus grandes et plus durables sociétés, ne vient point d'une réciproque bienveillance que les hommes se portent, mais d'une crainte mutuelle qu'ils ont les uns des autres".
"La plupart de ceux qui ont écrit touchant les républiques, supposent ou demandent, comme une chose qui ne leur doit pas être refusée, que l'homme est un zoon politikon [animal politique en grec] selon le langage des Grecs, né avec une certaine disposition naturelle à la société. Sur ce fondement-là ils bâtissent la doctrine civile ; de sorte que pour la conservation de la paix, et pour la conduite de tout le genre humain, il ne faut plus rien sinon que les hommes s'accordent et conviennent de l'observation de certains pactes et conditions, auxquelles alors ils donnent le titre de lois.
Cet axiome, quoique reçu si communément, ne laisse pas d'être faux, et l'erreur vient d'une trop légère contemplation de la nature humaine. Car si l'on considère de plus près les causes pour lesquelles les hommes s'assemblent, et se plaisent à une mutuelle société, il apparaîtra bientôt que cela n'arrive que par accident, et non pas par une disposition nécessaire de la nature. En effet, si les hommes s'entr'aimaient naturellement, c'est-à-dire, en tant qu'hommes, il n'y a aucune raison pourquoi chacun n'aimerait pas le premier venu, comme étant autant homme qu'un autre ; de ce côté-là, il n'y aurait aucune occasion d'user de choix et de préférence. Je ne sais aussi pourquoi on converserait plus volontiers avec ceux en la société desquels on reçoit de l'honneur ou de l'utilité, qu'avec ceux qui la rendent à quelque autre.
Il en faut donc venir là, que nous ne cherchons pas de compagnons par quelque instinct de la nature ; mais bien l'honneur et l'utilité qu'ils nous apportent ; nous ne désirons des personnes avec qui nous conversions, qu'à cause de ces deux avantages qui nous en reviennent."
- Thomas Hobbes, Du Citoyen (1649), Section I : "La liberté", Chapitre I : "De l'état des hommes hors de la société civile", trad. S. Sorbière, Les classiques des sciences sociales, p. 30.
Le texte intégral est disponible en ligne ici.
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