mercredi 15 juin 2016

Travailler moins, est-ce vivre mieux ?


Introduction

Dans nos sociétés démocratiques, le temps de travail se retrouve régulièrement au centre des discussions. Cela a été le cas, en France, lors du passage aux 35 heures effectué sous l'ère du gouvernement Jospin entre 1997 et 2002. Actuellement, certains syndicats revendiquent d'ailleurs à nouveau un abaissement du temps de travail et un passage aux 32 heures par semaine. Une analyse sur le long terme de cette durée montre qu'elle n'a pas cessé de diminuer depuis le début du XXe siècle. De plus, de nouveaux droits ont été conquis notamment ceux des congés payés : initialement d'une durée de deux semaines en 1936, ils s'étendent, depuis 1982, à cinq semaines par an. Est-ce à dire que travailler moins, permet de vivre mieux ? 

Le travail, que l'on peut définir comme l'activité de production de biens et services, est souvent associé, dans l'imaginaire collectif, à quelque chose de désagréable. Son étymologie renforce cette association puisqu'en latin, tripaliare signifie "tourmenter avec un tripalium", instrument de torture composé de trois pieux. Et de fait, on n'est pas toujours heureux de retourner travailler le lundi matin, il suffit pour s'en rendre compte de prendre le métro et d'observer les mines déconfites des voyageurs ce jour là. De ce point de vue, il paraît clair que réduire le temps de travail, voire parvenir à la suppression du travail, sont des idéaux à atteindre pour vivre mieux, c'est-à-dire plus pleinement, au sens où l'on pourra enfin se consacrer à des activités plus libres ou plus divertissantes, bref vivre une vie heureuse. Mais à y regarder de plus près, il n'est pas si évident que cette suppression du travail représente un progrès sur le plan du bonheur individuel. On peut constater d'abord que le chômage est mal vécu par les personnes qu'il concerne : perte de pouvoir d'achat, dévalorisation de soi, ennui, etc. Si le travail est souvent associé à une idée désagréable, son absence l'est tout autant. En outre, s'il est loin d'être une fin en soi, par la production des biens et services qu'il réalise, il assure la vie en commun et semble donc être un des moyens permettant de bien vivre en société. Qu'est-ce qui permet de rendre le travail compatible avec une vie heureuse ? 



Après avoir interrogé les conditions du mieux vivre, nous verrons que le travail représente un facteur d'aliénation à l'ère industrielle, mais qu'il peut aussi devenir un moyen de libération et de réalisation de soi. 

I. Qu'est-ce que vivre mieux ? 

A. Vivre mieux, ce n'est pas jouir sans entraves

Avant de se demander si la diminution du temps passé au travail est ce qui peut nous permettre de mieux vivre, il faut déterminer ce qu'est le vivre mieux. On peut en effet associer cette idée à celle d'une vie heureuse, autrement dit : vivre mieux, c'est permettre non seulement de vivre, donc d'être en capacité de satisfaire l'essentiel de ses fonctions vitales (manger, boire, dormir), mais aussi quelque chose de plus, rejoignant l'idée d'un plaisir de vivre. C'est ici qu'il semble possible de confondre le plaisir de vivre avec une vie de plaisirs. Certains pourraient en effet penser qu'une vie bonne serait une vie sans contrainte, faite uniquement de désirs immédiatement assouvis. C'est le cas par exemple du personnage de Calliclès dans le Gorgias de Platon, que Socrate essaie de convaincre de mener une vie avec mesure. Selon lui, une vie heureuse doit être une vie tempérante, à l'image de ces tonneaux pleins qu'il reprend pour les comparer aux tonneaux percés, c'est-à-dire à ceux qui vivent une vie où la recherche de nouvelles jouissances est permanente et à laquelle il oppose une vie où les plaisirs se trouvent maîtrisés et régulés afin d'éviter qu'ils ne dégénèrent en souffrance. 


B. Vivre mieux, ce n'est pas non plus ne plus rien désirer

C'est un fait, dans nos sociétés, à moins d'avoir eu la chance (ou la malchance si l'on se place sur un plan plus existentiel) de naître rentier, le travail est essentiel pour pouvoir assurer ses fonctions vitales. Le travail est ce qui permet de gagner de l'argent et l'argent est un moyen qui permet de vivre. Mais il semble aussi que dans les sociétés de consommation, cet argent soit aussi et surtout utilisé pour acheter des biens matériels que la publicité nous représente comme nécessaires à notre vie mais dont nous n'avons pas fondamentalement besoin. Ainsi nous serions insérés dans cette logique du travailler plus pour gagner plus dont la finalité serait surtout de consommer plus, comme dans une figure en ouroboros (un serpent qui se mord la queue). Or cette vie là peut paraître en quelque sorte inévitable, comme le relève Schopenhauer : "la vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui" (Le monde comme volonté et comme représentation). Désirer, c'est certes souffrir, mais ne plus désirer, c'est tomber dans l'ennui. La société de consommation apparaît de ce point de vue libératrice de l'ennui et le travail un moyen comme un autre de le tromper. 

C. Vivre mieux, ne serait-ce pas essayer de moins mourir ? 

Dans les sociétés de consommation, le travail est ainsi devenu autre chose qu'un moyen de subsistance. Il permet d'assurer l'essentiel de nos fonctions vitales, mais il nous offre surtout la possibilité de nous sentir inclus socialement. C'est la différence fondamentale entre un bénéficiaire des minima sociaux et un travailleur : si celui-ci possède les moyens d'assurer sa subsistance, il se trouve exclu de la société de consommation qui fonctionne sur le mécanisme travail-désir-consommation : dans ces sociétés, nous travaillons pour vivre, mais surtout pour consommer. Or comme le souligne Pascal, "tout le malheur des hommes est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre". Il nous faut en effet nous divertir au sens pascalien afin d'oublier notre condition misérable de mortel et le cycle travail-désir-consommation est un moyen justement de regarder ailleurs. Dans cette perspective, le travail devient l'instrument de notre aliénation : il nous enferme dans un cercle vicieux dont nous ne pouvons sortir qu'en prenant le risque d'avoir à affronter notre condition mortelle. 

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Nous venons de voir que le souhait ne plus travailler pour consacrer sa vie entière à jouir sans entraves n'était pas forcément compatible avec une vie heureuse. Par ailleurs, étant un être de désir, il paraît illusoire de réduire l'homme à l'assouvissement de ses seules fonctions vitales, l'ennui pouvant constituer un ennemi plus redoutable que le travail. Enfin, le cercle travail-désir-consommation dans lequel nous sommes insérés comporte une dimension aliénante, mais nous préférons ne pas l'affronter parce qu'il nous divertit au sens pascalien, c'est-à-dire nous détourne de notre condition mortelle. Mais en quoi consiste au juste cette aliénation ? Qu'est-ce qui fait que le travail est associé au déplaisir ? 
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II. Le travail comme aliénation et déplaisir


A. Le travail aliéné

Dans les Manuscrits de 1844, Marx dénonce ce qu'il appelle "le travail aliéné" des sociétés capitalistes. A l'origine le travail est un moyen pour l'homme non seulement de satisfaire ses besoins vitaux, mais également de se réaliser lui-même : pour se nourrir, l'homme travaille, il cultive la nature, il transforme la nature en culture. Or l'homme apparaît justement à Marx comme étant essentiellement un être de culture. Le problème est qu'à l'ère industrielle, le travail change de forme : il était libérateur (sous-entendu des nécessités de la nature), il devient un élément de dépossession.  E effet, le travailleur ne possède plus sa force de travail qui est acheté par le propriétaire des moyens de production, le capitaliste. Marx nomme ce phénomène : l'aliénation. Ce terme vient du latin alienus qui signifie "qui appartient à un autre". Elle désigne le fait de se sentir comme dépossédé, extérieur à quelque chose. 


B. Les caractéristiques du travail aliéné

Dans ces conditions, le travail va être essentiellement vécu négativement. Tout d'abord, le travail est extérieur à l'ouvrier, ce qu'il produit ne participe plus à son essence, à son être, c'est pourquoi il ne sera pleinement lui-même que lorsqu'il ne travaillera pas. Ensuite, le travail est vécu comme une contrainte, il s'apparente, comme le souligne Marx, à du "travail forcé" (Manuscrits de 1844) car l'ouvrier ne travaille plus pour satisfaire des besoins immédiats, mais pour satisfaire les besoins qu'il a hors du travail. Pour cette raison également, "le travail est fui comme la peste" dès qu'il ne fait plus l'objet d'une contrainte physique, il est ressenti sur le mode du sacrifice de soi, il mortifie le corps de l'ouvrier et ruine son esprit. Enfin, le travail et son produit n'appartiennent plus à l'ouvrier mais à celui qui a acheté sa force de travail, qui en est le propriétaire et qui l'utilise pour réaliser une plus-value. 

C. La bestialisation de l'homme

A l'ère industrielle, le travail est parcellisé et divisé en plusieurs tâches pour être plus productif. Par conséquent, le travail devient une marchandise : il est objectivé au sein du processus de production et possède une valeur, c'est-à-dire qu'il correspond à un coût pour l'entreprise et à un salaire pour le travailleur. Cette division du travail empêche que le travailleur puisse s'approprier ce qu'il façonne. Auparavant, il avait une vue d'ensemble du processus de production, il avait une connaissance de l'objet qu'il produisait. Désormais, il n'est plus qu'une étape dans le processus, il réalise la même tâche répétitive toute la journée (on pense au film les Temps modernes de Chaplin), il est comme écarté de son travail. Marx résume ce phénomène ainsi : "le bestial devient l'humain et l'humain devient le bestial". L'homme se trouve rabaissé à son animalité, le travail n'ayant plus sa dimension libératrice fondamentale, l'ouvrier va être réduit à ses fonctions animales, fonction humaines certes, mais devenues sa fin dernière, les rendant plus bestiales qu'humaines. 

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Dans l'optique marxiste et dans la situation actuelle des rapports de production, il est clair que travailler moins, c'est vivre mieux. On pourrait même dire que l'idéal serait de parvenir à une société sans travail ou du moins à une société où le travail n'est plus vécu sur le mode de la contrainte, mais où il est volontaire et rémunéré à son juste prix. Il existe toutefois certaines conditions qui rendent le travail compatible avec une vie meilleure. 
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III. Le travail comme réalisation de soi

A. Un facteur d'insertion sociale

Comme nous l'avons déjà dit plus haut, le travail constitue un moyen d'insertion sociale. Durkheim note particulièrement ce fait lorsqu'il analyse le passage d'une société où la solidarité n'était que mécanique à une société où la solidarité est organique, et donc renforcée. C'est le cas remarque-t-il dans les sociétés qui ont généralisé l'adoption de la division du travail : chaque individu étant invité à se spécialiser dans l'effectuation d'une tâche, l'interdépendance entre les hommes s'en trouve plus grande, d'où l'impression d'inutilité que peut ressentir une personne au chômage. Cet affaiblissement des cadres sociaux peut avoir une influence dans le développement de comportements anomiques (résultant de l'absence de lois) comme par exemple des difficultés à se lever le matin. Mais il montre aussi combien la participation à l'activité de production importe du point de vue du bien-être personnel en tant qu'il favorise la reconnaissance d'autrui et l'insertion dans un groupe social. 

B. Un facteur de création

Le travail est aussi un moyen pour l'homme de se réaliser en tant qu'homme. C'était le sens de la critique marxiste du travail à l'époque capitaliste, mais c'est aussi un thème que l'on retrouve dès les origines de la philosophie, notamment dans l'exposé que donne Platon du mythe de Prométhée. Dans le Protagoras, on peut lire en effet le récit mythologique du vol aux dieux de la connaissance des arts et du feu par Prométhée afin de doter l'homme qu'il avait oublié de pourvoir. Lors de la grande répartition des dons naturels exposée par ce mythe, Prométhée avait distribué à tous les animaux divers attributs leur permettant d'assurer leur survie (des ailes aux oiseaux, des griffes aux lions). Mais l'homme était resté nu. Ce vol permet à Prométhée de réparer son oubli. C'est ensuite par lui-même, grâce au don divin de cette intelligence pratique que constitue la connaissance des arts et techniques, que l'homme a pu se fabriquer des vêtements et des armes pour chasser ou se défendre. En ce sens, l'homme se différencie des autres vivants par son travail : il le rend en quelque sorte proche des dieux en ce qu'il peut inventer et créer. 

C. Le travail, c'est la santé

Le travail n'est donc pas forcément incompatible avec une vie heureuse. Mieux, grâce au travail, l'homme peut parvenir à améliorer les conditions de réalisation de tâches qui pouvaient être auparavant pénibles. Descartes affirme ainsi qu'il faut nous rendre "comme maître et possesseur de la nature" (Discours de la méthode, VI), non pas dans un but de de dénaturer l'homme par la technique, mais d'accroître notre connaissance de cette nature et nous la rendre moins hostile. En effet, les deux objectifs fixés par Descartes sont premièrement d'assurer notre santé, car sans la santé, il est difficile de jouir d'une vie bienheureuse, on peut même en faire la condition sine qua non ; deuxièmement d'améliorer les conditions de travail, de favoriser la jouissance "sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent". Ainsi, le travail peut nous permettre de mieux vivre, à condition toutefois qu'il est pour fin non la maîtrise de la nature pour le plaisir de la dominer, mais l'amélioration des conditions de vie sur terre. 

Conclusion

Le travail souffre de son association avec l'idée d'une activité à la fois désagréable et pénible. Bien souvent, cette association se trouve légitimée du fait des mauvaises conditions dans lesquelles le travail est effectué (division des tâches, dépossession du fruit de son travail, etc.) et d'autre part, de sa finalité qui bien souvent conduit à la satisfaction de désirs factices, produits par la société de consommation et qui ne favorisent pas l'épanouissement individuel. Cependant, nous avons montré que le travail pouvait aussi être un facteur de réalisation de soi : il favorise l'insertion sociale et dans certains cas, constitue une activité où la créativité et l'intelligence de l'homme sont sollicitées.

Par conséquent, si la diminution du temps de travail apparaît logique eu égard au développement du progrès technique et à l'accroissement de la productivité, il n'est pas forcément souhaitable que le travail disparaisse au sens où il participe de l'essence de l'homme. En outre, si vivre mieux peut passer par moins de travail pris dans son sens négatif d'activité aliénante, il ne passe pas forcément par son contraire, à savoir plus de loisirs, d'où la nécessité de trouver un équilibre entre ces deux activités, mais aussi de réfléchir aux conditions qui les rendent réellement enrichissantes sur le plan humain.

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