La Formation de l'esprit scientifique (1938) est un ouvrage de Gaston Bachelard (1884-1962). Sous-titré Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, ce livre a pour objectif de montrer qu'un scientifique doit apprendre à se débarrasser des images et des préjugés qui encombrent son esprit pour parvenir à la vérité. Pour Bachelard, la vérité scientifique s'oppose frontalement à la connaissance commune. Ainsi, l'opinion fonctionne comme un obstacle épistémologique. Contrairement à la science qui est toujours le résultat d'un processus et d'une construction, l'opinion croit pouvoir accéder immédiatement au réel. C'est pour cette raison que Bachelard la condamne.
Le texte ci-dessous se trouve au début du chapitre I consacré à la présentation du concept d'obstacle épistémologique. Bachelard vient d'expliquer que s'interroger sur les conditions psychologiques des progrès des sciences nécessite de poser le problème de la connaissance scientifique "en termes d'obstacles". Ces obstacles épistémologiques ne sont pas externes, mais internes à l'acte de connaître. Ils sont des causes de stagnation et même de régression des sciences. Bachelard souligne que "la connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres" et donc qu'elle ne peut donc pas être immédiate car le réel n'est pas ce qu'on croit, mais ce qu'on aurait dû penser. Par conséquent la connaissance avance en détruisant "les connaissances mal faites" et l'on connaît toujours "contre une connaissance antérieure".
Bachelard distingue deux cultures qui sont deux manières de se rapporter au réel :
- les cultures de simples juxtaposition : elles se caractérisent par une certaine naïveté ou ingénuité, un fait connu devient immédiatement une richesse et il est possible de partir de rien ;
- la culture scientifique : l'esprit est vieux, voire très vieux ("il a l'âge de ses préjugés"), il n'est pas possible de partir de rien.
Or, selon la formule de Bachelard, "l'esprit scientifique se constitue sur un ensemble d'erreurs rectifiées" (chapitre XII). La science demande donc un effort particulier qui consiste à "spirituellement rajeunir", on doit être en capacité d'"accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé".
Tout dans la science "s'oppose absolument à l'opinion". L'opinion consiste à avoir un avis ou à porter un jugement, mais sans être capable d'en rendre compte avec des arguments rationnels. Elle est subjective et se fie simplement à l'expérience personnelle, à une impression vague ou un sentiment flou. Bref, l'opinion est ce qu'on croit savoir. Or, pour Bachelard, "l'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit ses besoins en connaissances". L'opinion appréhende le réel pour son utilité, par exemple le paysan regarde les nuages pour déterminer s'il va pleuvoir : il se fie à son expérience passée, mais ne peut rendre compte d'aucune des variables qui déterminent une prévision scientifique (sens et vitesse du vent, pression, température, etc.).
Ce qui intéresse le paysan dans la météorologie, c'est de savoir s'il peut aller ramasser ses foins, ce n'est pas la connaissance du réel en tant que tel. D'où cette idée bachelardienne qu'on ne peut rien fonder sur l'opinion, qu'"il faut d'abord la détruire" et même qu'"elle est le premier obstacle à surmonter". Descartes avait proposé "une morale provisoire" dans son Discours de la méthode, le temps de pouvoir reconstruire l'édifice des sciences afin d'éviter de rester dans l'indécision. Bachelard rejette l'idée que l'opinion pourrait fonctionner de la même manière, ainsi qu'"une connaissance vulgaire provisoire", car les opinions ne peuvent pas faire l'objet de corrections, il faut les détruire pour faire de la science.
En effet, l'esprit scientifique se caractérise par sa capacité à "savoir poser des problèmes". La science est le fruit d'un travail, d'une élaboration, d'une construction : les questions que les scientifiques se posent sont argumentées et elles ne sont jamais évidentes. Elles sont aussi éloignées de l'intérêt immédiat. La connaissance du fonctionnement de la pression atmosphérique par exemple ne répond pas immédiatement à la question : va-t-il pleuvoir ? Or l'opinion fait comme si les problèmes n'existaient pas : elle cherche à répondre immédiatement aux questions de l'heure. Avoir "le sens du problème" est ce qui va constituer "la marque du véritable esprit scientifique". C'est pourquoi la connaissance scientifique est inséparable de la construction d'un problème : "Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit".
La position bachelardienne correspond à une vision constructiviste en épistémologie (discipline qui étudie les autres sciences en que science). Le constructivisme est l'affirmation que le réel que décrit la science est toujours construit par l'esprit humain et qu'il n'est jamais le reflet exact de la réalité elle-même. Cette vision s'oppose à la conception réaliste qui défend l'idée d'un réel existant indépendamment de nous et que l'esprit humain est à même de connaître.
Texte
"L'idée de partir de zéro pour fonder et accroître son bien ne peut venir que dans des cultures de simple juxtaposition où un fait connu est immédiatement une richesse. Mais devant le mystère du réel, l'âme ne peut se faire, par décret, ingénue. Il est alors impossible de faire d'un seul coup table rase des connaissances usuelles. Face au réel, ce qu'on croit savoir clairement offusque ce qu'on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge de ses préjugés. Accéder à la science, c'est, spirituellement rajeunir, c'est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé.
La science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire.
L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit."
- Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique (1938), Chapitre I : "La notion d'obstacle épistémologique", Vrin, Paris, 1999, p. 13.
Le texte est disponible ici.
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