Le Traité des principes de la connaissance humaine (1710) a été écrit par le philosophe irlandais George Berkeley (1685-1753). Dans cet ouvrage, il se fixe comme objectif de montrer que la substance matérielle n'existe pas. Il qualifie sa doctrine d'immatérialisme : elle consiste à nier l'existence de la matière comprise comme ce qui est extérieur à l'esprit. Seul ce que l'on perçoit existe, le reste n'a pas de réalité. Une telle proposition reçut un accueil mitigé, nombreux sont ceux qui ont reproché à Berkeley un goût du paradoxe sans prendre au sérieux sa philosophie. Elle dispose toutefois d'une charge critique indéniable concernant notre idée de la matière : et si cette dernière n'était finalement qu'un produit de l'esprit ?
Le texte ci-dessous constitue les premières lignes de la première et unique partie de son Traité. Berkeley déploie les arguments qui l'incitent à penser que seul ce qui est perçu peut être dit existant. Il commence par analyser "les objets de la connaissance humaine" et distingue trois types d'idées :
Le texte ci-dessous constitue les premières lignes de la première et unique partie de son Traité. Berkeley déploie les arguments qui l'incitent à penser que seul ce qui est perçu peut être dit existant. Il commence par analyser "les objets de la connaissance humaine" et distingue trois types d'idées :
- les idées actuellement imprimées sur les sens ;
- les idées perçues quand l'attention s'applique aux passions et aux opérations de l'esprit ;
- les idées formées à l'aide de la mémoire et de l'imagination à partir des deux premières sortes d'idée.
Fondamentalement, nous avons accès au monde extérieur au moyen des cinq sens que sont la vue, le toucher, l'odorat, le goût et l'ouïe. La doctrine de Berkeley est un sensualisme, c'est-à-dire une doctrine selon laquelle toutes les connaissances viennent des sens. Par exemple, le concept de pomme n'est appréhendé que par la combinaison de diverses sensations s'y rapportant : son aspect visuel, la douceur de sa peau, son parfum, sa saveur, etc. Les choses sensibles que nous nous représentons sont ainsi des "collections d'idées". A partir de ces collections, d'autres idées se forment selon que ces choses sont agréables ou désagréables et excitent les passions que sont la joie, la tristesse, l'amour ou la haine.
Il existe un nombre indéfini d'idées pour Berkeley, mais ce qui importe, c'est qu'elles supposent, à chaque fois "un être actif percevant" ou ce qu'il appelle indifféremment "l'esprit", "l'âme" ou "le moi". On voit ici que Berkeley a parfaitement intégré le renversement moderne qui consiste à faire du sujet le principe constitutif même de la vérité, validant ainsi la démarche cartésienne du cogito. Mais, à la différence de Descartes, Berkeley n'envisage pas deux substances, une matérielle et une pensante, mais une seule : l'esprit. Il est moniste, comme Diderot, mais opposé au matérialisme, donc un moniste spiritualiste. Dans cette optique, l'essence des choses se confond avec la perception que l'on en a :"l'existence d'une idée consiste à être perçue". Autrement dit, on ne peut avoir de certitude sur l'existence d'une idée que lorsque nous la percevons.
Pour se faire comprendre, Berkeley prend l'exemple de la table sur laquelle il écrit : nous disons qu'elle existe parce que nous la sentons mais lorsque nous ne la sentons plus, pouvons-nous toujours affirmer qu'elle existe ? On comprend ici qu'il nous invite à réfléchir moins sur l'existence d'une réalité extérieure à nous que sur notre propre langage et plus précisément, à nous intéresser au sens du mot exister : ce que nous ne percevons plus, nous ne sommes plus en mesure d'affirmer avec certitude que cela existe. Comme pour la table, on fait l'hypothèse qu'on pourrait à nouveau la percevoir si l'on revenait dans la pièce où elle se situe, mais nous disons qu'elle existe sous l'effet d'un glissement du conditionnel à l'indicatif : "elle existerait si j'allais dans le bureau", ce n'est pas la même chose que dire "elle existe" au moment où nous la percevons.
Le langage que nous utilisons nous invite à croire que les idées abstraites existent réellement, c'est le cas pour la matière. Mais il s'agit d'une illusion du langage. La matière n'existe pas au sens où elle n'est jamais perçue en tant que telle. On a toujours la perception de tel ou tel objet, par exemple de telle table ou de telle pomme, mais la matière ne fait jamais l'objet d'une perception particulière, c'est une abstraction. Le matérialiste croit qu'il existe une puissance qui s'appelle la matière, mais quand on lui demande ce qu'elle est, il est incapable de la définir. Pour Berkeley, le seul point de départ rigoureux consiste donc à partir de ce qu'il y a de plus immédiat dans notre rapport au monde : la sensation. Or cette sensation est une réalité spirituelle, psychique, mentale car nous n'avons accès à la réalité qu'à travers elle. Par conséquent, il ne peut pas exister un substrat matériel indépendamment ou séparément d'un esprit.
Texte
"Il est visible à quiconque porte sa vue sur les objets de la connaissance humaine, qu’ils sont ou des idées actuellement imprimées sur les sens, ou des idées perçues quand l’attention s’applique aux passions et aux opérations de l’esprit, ou enfin des idées formées à l’aide de la mémoire et de l’imagination, en composant, ou divisant, ou ne faisant simplement que représenter celles qui ont été perçues originairement suivant les manières qu’on vient de dire. Par la vue, j’ai les idées de la lumière et des couleurs, avec leurs différents degrés et leurs variations. Par le toucher, je perçois le dur et le mou, le chaud et le froid, le mouvement et la résistance, et tout cela plus ou moins, eu égard au degré ou à la quantité. L’odorat me fournit des odeurs, le palais des saveurs, et l’ouïe apporte des sons à l’esprit, avec toute leur variété de tons et de composition.
Et comme plusieurs de ces sensations sont observées en compagnie les unes des autres, il arrive qu’elles sont marquées d’un même nom, et du même coup réputées une même chose. Par exemple, une certaine couleur, une odeur, une figure, une consistance données, qui se sont offertes ensemble à l’observation, sont tenues pour une chose distincte, et le nom de pomme sert à la désigner. D’autres collections d’idées forment une pierre, un arbre, un livre, et autres pareilles choses sensibles, lesquelles étant agréables ou désagréables, excitent les passions de l’amour, de la haine, de la joie, de la peine, et ainsi de suite.
Mais outre toute cette variété indéfinie d’idées ou objets de connaissance, il y a quelque chose qui les connaît, qui les perçoit, et exerce différentes opérations à leur propos, telles que vouloir, imaginer, se souvenir. Cet être actif percevant est ce que j’appelle esprit (mind, spirit), âme (soul) ou moi (myself). Par ces mots je n’entends aucune de mes idées, mais bien une chose entièrement distincte d’elles, en laquelle elles existent, ou, ce qui est la même chose, par laquelle elles sont perçues ; car l’existence d’une idée consiste à être perçue.
Que ni nos pensées, ni nos passions, ni les idées formées par l’imagination n’existent hors de l’esprit, c’est ce que chacun accordera. Pour moi, il n’est pas moins évident que les diverses sensations ou idées imprimées sur les sens, quelque mêlées ou combinées qu’elles soient (c’est-à-dire quelques objets qu’elles composent par leurs assemblages), ne peuvent pas exister autrement qu’en un esprit qui les perçoit. Je crois que chacun peut s’assurer de cela intuitivement, si seulement il fait attention à ce que le mot exister signifie, quand il s’applique aux choses sensibles. La table sur laquelle j’écris, je dis qu’elle existe : c’est-à-dire, je la vois, je la sens ; et si j’étais hors de mon cabinet, je dirais qu’elle existe, entendant par là que si j’étais dans mon cabinet, je pourrais la percevoir, ou que quelque autre esprit la perçoit réellement. « Il y a eu une odeur », cela veut dire : une odeur a été perçue ; « il y a eu un son » : il a été entendu ; « une couleur, une figure » : elles ont été perçues par la vue ou le toucher. C’est là tout ce que je puis comprendre par ces expressions et autres semblables. Car pour ce qu’on dit de l’existence absolue des choses qui ne pensent point, existence qui serait sans relation avec ce fait qu’elles sont perçues, c’est ce qui m’est parfaitement inintelligible. Leur esse consiste dans le percipi, et il n’est pas possible qu’elles aient une existence quelconque, hors des esprits ou choses pensantes qui les perçoivent."
- George Berkeley, Traité des principes de la connaissance humaine, Partie I : "Analyse raisonnée des principes", § 1-3, trad. C. Renouvier, Aubier, 1920.
Ouvrage consultable en ligne sur wikisource ici.
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